Page:Dickens - Barnabé Rudge, tome 2, Hachette, 1911.djvu/388

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fumant, phrasant, faisant un somme tout de même qu’au temps jadis. Comme on découvrit par hasard, au bout de peu de temps, que M. Willet avait l’air de se considérer encore comme aubergiste de profession, Joe lui procura une ardoise, sur laquelle le bonhomme inscrivait régulièrement des comptes énormes de dépenses pour la consommation de viande, de liquide et de tabac. À mesure qu’il avança en âge, cette passion redoubla d’ardeur, et son plus grand plaisir était d’enregistrer à la craie, au nom de chacun de ses vieux camarades, une somme fabuleuse, impossible à payer jamais ; et la joie secrète qu’il éprouvait à établir ses chiffres était telle, qu’on le voyait toujours aller derrière la porte pour jeter un coup d’œil à son tableau, et revenir avec l’expression de la satisfaction la plus vive.

Il ne se remit jamais bien de la surprise que lui avaient faite les insurgés, et resta dans la même condition mentale jusqu’au dernier moment de sa vie, qui fut bien près de se terminer brusquement la première fois qu’il vit son petit-fils, car ce spectacle parut frapper son esprit de l’idée qu’il était arrivé à Joe quelque miracle d’une nature alarmante. Heureusement, une saignée pratiquée à propos par un habile chirurgien le tira de là ; et, quoique les docteurs fussent tous d’accord, quand il eut une attaque d’apoplexie six mois après, qu’il allait mourir, et qu’ils eussent trouvé très-mauvais qu’il n’en fit rien, il resta en vie… peut-être par suite de sa lenteur constitutionnelle… encore sept ans en sus ; mais cette fois on le trouva un beau matin dans son lit, privé de la parole. Il resta dans cet état, sans souffrir, toute une semaine, et reprit subitement connaissance en entendant la garde murmurer à l’oreille de son fils que le vieux papa s’en allait :

« Oui, Joseph, je m’en vais, dit M. Willet se retournant vivement, dans la Savaigne. »

Et immédiatement il rendit l’esprit.

Il laissa un joli magot. Son bien était plus considérable qu’on ne l’avait cru ; quoique les voisins, suivant la coutume pratiquée par le genre humain, quand il calcule par supposition les économies d’autrui, eût estimé la sienne rondement. Joe, son unique héritier, devint par là un homme conséquent dans le pays, et surtout parfaitement indépendant.