Page:Dickens - Bleak-House, tome 2.djvu/331

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fois que j’eus l’honneur de vous voir, miss Summerson (et j’en suis sûr, car j’ai pris note de mes propres paroles sur mon mémorandum que je puis produire à toute heure), je vous ai dit que M. Carstone avait posé en principe qu’il tenait à surveiller lui-même ses propres intérêts, et que toutes les fois qu’un de mes clients établissait une règle qui n’avait rien d’immoral (c’est-à-dire rien d’illégal), mon devoir m’obligeait à ne point m’en départir. C’est ce que j’ai fait, et c’est ce que je continuerai de faire. Mais je ne dissimulerai pas la vérité à la famille et aux amis de M. Carstone. Je vous le dirai franchement, comme je l’ai dit à M. Jarndyce, malgré tout ce qu’un pareil aveu a de pénible. Suivant mon opinion, les affaires de M. Carstone prennent une fort mauvaise tournure ; lui-même est dans un état fort inquiétant, et je regarde son mariage comme l’un des plus irréfléchis et des plus tristes qu’on puisse voir… Oui, monsieur, je suis toujours là, répondit-il à Richard qui entrait, en ce moment, dans la chambre ; oui, monsieur, et j’ai avec miss Summerson une conversation fort agréable dont je vous suis redevable. »

C’est ainsi qu’il coupa court à notre conversation, en voyant entrer Richard, me donnant un échantillon de la franchise scrupuleuse dont il se piquait dans l’exercice respectable de ses devoirs et de sa fidélité envers ses clients ; échantillon qui n’était pas fait pour diminuer mes craintes.

Nous nous mîmes à table ; Richard, dont il ne détournait pas les yeux, était pâle, amaigri ; négligé dans sa toilette jusqu’à la malpropreté, distrait dans ses manières, faisant de temps à autre un effort pour dire quelques paroles et retombant aussitôt dans un morne silence. Son regard, autrefois si joyeux et si vif, était inquiet et morne, ou, s’il perdait parfois sa langueur, c’était pour briller d’un éclat fébrile. Je ne peux pas dire qu’il eût vieilli ; la jeunesse a des ruines qui ne ressemblent pas à celles des années. Mais la beauté de Richard, sa verve, sa gaieté juvéniles, tout avait disparu.

Il mangea peu, avec indifférence, et poussa l’irritation jusqu’à s’impatienter contre Éva. Par instants, néanmoins, la grâce de son esprit et sa vive insouciance reparaissaient au milieu de sa tristesse : à peu près comme en certains moments, je retrouvais dans mon miroir quelque chose de mon ancien visage. Son rire ne l’avait pas complétement abandonné ; mais l’écho affaibli d’un son joyeux est toujours plein de tristesse. Il me témoigna néanmoins la même affection qu’autrefois ; il parut content de m’avoir auprès de lui, et nous causâmes du passé avec plaisir ;