Page:Dickens - Bleak-House, tome 2.djvu/339

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les faits. Pourquoi Skimpole refuserait-il le billet ? Il répond à Bucket : « À quoi bon ? je ne sais pas ce que cela vaut ? cela ne m’est d’aucun usage ; que voulez-vous que j’en fasse ? » Bucket insiste pour lui faire prendre cette misère. Pourquoi Skimpole, dont le préjugé n’a pas altéré la nature, ne prendrait-il pas ce que Bucket le supplie d’accepter ? Il se dit en lui-même : « Voici un homme intelligent, un officier de police, un lynx apprivoisé d’une pénétration particulière, qui retrouve nos amis et nos ennemis lorsqu’ils se sont enfuis, nos valeurs quand on nous a volés ; qui venge confortablement notre mort quand on nous a assassinés ; il a, pendant un long exercice de son art, acquis une foi profonde dans le pouvoir de l’argent, qui lui est fort utile et qui ne l’est pas moins à toute la société ; irai-je ébranler la foi de Bucket, émousser l’une de ses armes, le paralyser dans ses découvertes, sous prétexte que je ne partage pas sa croyance ? Mais, en supposant que Skimpole soit blâmable d’avoir accepté ce billet, Bucket l’est davantage de le lui avoir offert ; car il n’a pas, lui, l’excuse d’être innocent comme un enfant, et Skimpole désire avant tout avoir bonne opinion de Bucket, c’est essentiel au bon ordre ; l’État lui commande de se fier à ses agents, c’est précisément ce qu’il a fait. »

Je n’avais rien à répondre à cette explication, et je me retirai immédiatement. Toutefois M. Skimpole, qui était de fort belle humeur, ne voulut pas me laisser partir seule avec la petite Coavinses ; il m’accompagna jusque chez mon tuteur, continuant à causer tout le long du chemin de la manière la plus brillante sur les sujets les plus variés, et me quitta en disant qu’il n’oublierait jamais le tact avec lequel j’avais deviné pour lui la position de nos jeunes amis.

Ce fut la dernière fois que j’eus l’occasion de le voir. Autant donc vaut ici terminer son histoire. Un refroidissement eut lieu entre lui et mon tuteur, à propos du sujet dont il vient d’être question, et surtout du peu de compte qu’il avait tenu des prières de M. Jarndyce relativement à Richard. Quant aux sommes assez rondes qu’il devait à mon tuteur, elles n’entrèrent pour rien dans les motifs de leur séparation. Il mourut environ cinq ans après, laissant un journal de sa vie et des Mémoires, où il se posait en victime d’une odieuse combinaison de la part du genre humain contre un aimable enfant. La lecture en était, dit-on, amusante et la publication eut un certain succès ; quant à moi, je n’y ai lu que cette phrase sur laquelle je tombai par hasard : « Jarndyce, comme la plupart de tous les hommes que j’ai connus, est l’égoïsme incarné. »