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toutes entre elles. On aurait dit que j’avais traversé un lac funèbre et que tout ce que j’avais éprouvé, tout ce que j’avais connu, était resté sur la rive où j’avais laissé la santé. Mes occupations de ménage, dont l’abandon me causa d’abord une très-vive inquiétude, allèrent bientôt rejoindre les devoirs que j’avais à faire en pension et les après-dînées où je revenais de l’école, mon portefeuille sous le bras, et où je regardais mon ombre avec tristesse en rentrant chez ma marraine. Avant cette époque, je ne savais pas combien la vie est courte et le peu d’espace qui suffit à l’esprit pour la contenir tout entière.

Je souffrais beaucoup de la confusion que les différentes périodes de mon existence apportaient dans mon cerveau malade. Je me trouvais à la fois enfant, pensionnaire et maîtresse de maison, et je n’étais pas alors seulement accablée par les soucis et les difficultés qu’on rencontre dans ces divers états, mais surtout par l’effort que je faisais sans cesse pour concilier des obligations si contradictoires et pour remédier à l’incohérence qui résultait de cette situation multiple. Je crois qu’il faut l’avoir ressenti pour bien comprendre ce que je veux dire et pour se faire une idée juste de la douloureuse agitation que produit un pareil état.

C’est pour cela que j’ose à peine raconter les tortures que j’éprouvais durant cette longue nuit que me faisait ma cécité, lorsque je m’efforçais de gravir les marches colossales d’un escalier gigantesque, voulant toujours arriver au sommet, et qu’au moment de l’atteindre, j’étais renversée tout à coup par quelque obstacle imprévu et condamnée à recommencer de nouveau cette pénible escalade. Il y avait des instants où je savais à merveille que j’étais dans mon lit, j’en avais même presque toujours le sentiment confus ; mais alors que j’en étais le plus certaine, que je reconnaissais Charley, que je lui parlais et que je sentais sa main, je me surprenais à lui dire : « Toujours cet interminable escalier, Charley ; toujours ces marches de plus en plus nombreuses, qui s’élèvent jusqu’au ciel, » et je continuais à monter.

Mais de toutes ces tortures, la plus cruelle était de me sentir au milieu des ténèbres, enfilée avec d’autres personnes qui formaient un collier de feu, dont j’étais l’une des perles flamboyantes ; et de m’épuiser en supplications inutiles pour échapper à cette effroyable agonie.

Il se peut que j’aie eu tort de parler de ces douleurs indicibles dont le récit n’a rien d’agréable pour celle qui le fait ni pour celui qui l’écoute ; mais si nous connaissions davantage