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BLEAK-HOUSE

Ou quand nous sortirons de l’affaire Jarndyce contre Jarndyce, » reprit le chancelier, dont l’aimable plaisanterie flatta surtout les massiers, les huissiers et les juges.

Et que de gens en dehors de ceux qu’il a ruinés, l’influence malsaine de ce procès n’a-t-elle pas corrompus : depuis le président, qui a devant lui cette montagne jaune de dossiers poudreux, ridés et recroquevillés, jusqu’au petit clerc dont la main a expédié ses dix mille rôles sous la rubrique Jarndyce contre Jarndyce ? Qu’est-ce que leur nature y a gagné ? Que peut-il ressortir des moyens échappatoires, de la ruse, de la spoliation, du mensonge, de l’insulte et de la haine, sous toutes les formes et sous tous les prétextes ? Le saute-ruisseau, qui a trompé cent fois l’infortuné plaideur en affirmant que Me Chizzle ou Mizzle était sorti et ne rentrerait pas de la journée, a fini par contracter dans l’affaire Jarndyce des habitudes de mensonge dont sa franchise ne se relèvera jamais. Le receveur qui s’est enrichi en percevant les revenus des domaines en litige, y a perdu la confiance de sa mère, et dans son propre cœur l’estime qu’autrefois il avait pour les hommes. Chizzle et Mizzle ont pris l’habitude de renvoyer l’examen de telle affaire où le bon droit est, suivant eux, odieusement outragé, après que Jarndyce contre Jarndyce leur en laissera le loisir. Toutes les variétés de l’escroquerie ont été semées à profusion par cet infernal procès ! Et que dire de ceux mêmes qui, sachant toutes ces menées, et de loin contemplant ces méfaits, en viennent peu à peu à laisser le mal suivre son cours, et s’endorment sur cette pensée que, si le monde va de travers, c’est qu’il est fait pour cela et n’ira jamais droit.

Ainsi donc au centre de la fange, au cœur même du brouillard, siége le lord grand chancelier à la haute cour de justice.« Maître Tangle, » dit-il, fatigué depuis un instant de l’éloquence déployée par ce savant juriste.

Me Tangle est de tous ses contemporains celui qui en sait le plus sur Jarndyce contre Jarndyce ; on pense qu’il n’a pas lu autre chose depuis qu’il est sorti de l’école.

« M’lo’d ? répond le célèbre avocat.

— Êtes-vous près de conclure, maître Tangle ?

— Non, M’lo’d, non ; divers points sont encore à éclaircir ; toutefois, je le sais, mon devoir est de me soumettre à Votre Seign’rie.

— Il nous reste à entendre encore plusieurs membres du barreau, je le crois du moins, » reprend milord en souriant légèrement.