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Page:Dickens - Contes de Noël, traduction Lorain, 1857.djvu/108

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— Allons donc ! dit Trotty. Deux dîners en un jour à la maison ? Pas possible ! Autant vaudrait me dire qu’il y aura deux premiers jours de l’an à la fois, ou que j’ai gardé toute ma vie une pièce d’or sans la changer.

— Tout cela n’empêche pas que j’ai en aussi mon dîner, mon père, dit Meg se rapprochant de lui ; et, si vous voulez continuer le vôtre, je vous dirai où et comment, comment il s’est fait que je vous aie apporté celui-ci, et… et encore autre chose. »

Toby paraissait toujours incrédule ; mais elle attacha sur lui un regard limpide, et lui mettant la main sur l’épaule, l’engagea à ne pas laisser refroidir son dîner. Trotty reprit donc son couteau et sa fourchette et se remit à l’œuvre, mais beaucoup plus lentement qu’auparavant et en secouant la tête d’un air mécontent de lui-même.

« J’ai dîné, reprit Meg après une légère hésitation, avec… avec Richard. L’heure de son repas se trouvait avancée, et comme il avait apporté son dîner avec lui en venant me voir, nous… nous l’avons mangé ensemble, mon père. »

Trotty avala une gorgée de bière, fit claquer ses lèvres, et voyant que sa fille attendait, il se contenta de cette simple exclamation :

« Ah !

— Et Richard dit, mon père… » poursuivit Meg.

Puis elle s’arrêta court.

« Que dit Richard, Meg ? demanda Toby.

— Richard dit, mon père… »

Autre pause.

« Richard est bien long à dire cela… fit Toby.

— Il dit donc, mon père, acheva Meg levant enfin les yeux et parlant d’une voix distincte quoique tremblante, il dit comme ça : voilà une année encore bientôt passée, et à quoi sert d’attendre d’année en année, quand il est si peu probable que nous soyons jamais plus à notre aise ? Il dit que nous sommes pauvres maintenant, mon père, et que nous ne le serons pas davantage après ; mais qu’aujourd’hui nous sommes jeunes, et que, d’année en année, nous aurons vieilli avant que nous ayons eu le temps de nous en apercevoir. Il dit que, pour des gens de notre condition, attendre, pour nous mettre en route, que le chemin soit sans épines, c’est vouloir attendre qu’il ne nous reste plus d’autre chemin à prendre qu’un triste chemin, celui de tout le monde, le chemin qui mène au tombeau, mon père. »

Il aurait fallu un homme plus hardi que Trotty pour avoir le front de dire que non. Il ne dit mot.