Page:Dickens - David Copperfield, Hachette, 1894, tome 1.djvu/104

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fallait pourtant le faire, car de désappointer Steerforth au risque de lui déplaire, il n’en pouvait pas être question. Le matin aussi, quand j’étais fatigué et que j’avais grande envie de dormir encore une heure, je trouvais très-peu divertissant d’être réveillé en sursaut comme la sultane Scheherazade, et contraint à raconter une longue histoire avant que la cloche se mît à sonner ; mais Steerforth tenait bon ; et comme, en revanche, il m’expliquait mes problèmes et mes versions, et qu’il m’aidait à faire ce qui me donnait trop de peine, je ne perdais pas sur ce marché. Qu’il me soit permis cependant de me rendre justice. Ce n’était ni l’intérêt personnel, ni l’égoïsme, ni la crainte qui me faisaient agir ainsi ; je l’aimais et je l’admirais, son approbation me payait de tout. J’y attachais un tel prix que j’ai le cœur serré aujourd’hui en me rappelant ces enfantillages.

Steerforth ne manquait pas non plus de prudence et, une fois entre autres, il la déploya avec une persistance qui dut, je crois, faire venir un peu l’eau à la bouche au pauvre Traddles et à mes autres camarades. La lettre que m’avait annoncée Peggotty, et quelle lettre ! m’arriva au bout de quelques semaines, et elle était accompagnée d’un gâteau enfoui au milieu d’une provision d’oranges, et de deux bouteilles de vin de primevère. Je m’empressai, comme de raison, d’aller mettre ces trésors aux pieds de Steerforth, en le priant de se charger de la distribution

« Écoutez-moi bien, Copperfield, dit-il, nous garderons le vin pour vous humecter le gosier quand vous me raconterez des histoires. »

Je rougis à cette idée, et dans ma modestie, je le conjurai de n’y pas songer. Mais il me dit qu’il avait remarque que j’étais souvent un peu enroué, ou, comme il disait, que j’avais des chats dans la gorge et que ma liqueur serait employée jusqu’à la dernière goutte à me rafraîchir le gosier. En conséquence, il l’enferma dans une caisse qui lui appartenait ; il en mit une portion dans une fiole, et de temps à autre, lorsqu’il jugeait que j’avais besoin de me restaurer, il m’en administrait quelques gouttes au moyen d’un chalumeau de plume. Parfois, dans le but de rendre le remède encore plus efficace, il avait la bonté d’y ajouter un peu de jus d’orange ou de gingembre, ou d’y faire fondre de la muscade ; je ne puis pas dire que la saveur en devînt plus agréable, ni que cette boisson fût précisément stomachique à prendre le soir en se couchant ou,