Page:Dickens - David Copperfield, Hachette, 1894, tome 1.djvu/261

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roula naturellement sur M. Jack Maldon, sur son voyage, sur le pays qu’il allait habiter, sur ses projets et sur ses espérances. Il partait et soir-là après le souper, en chaise de poste, pour aller retrouver à Gravesend le vaisseau sur lequel il devait monter ; il allait être absent, disait-on, pour plusieurs années, à moins qu’il ne pût obtenir un congé, ou que sa santé ne l’obligeât de revenir plus tôt. Je me souviens qu’on décida que l’Inde était un pays calomnié, et qu’on n’avait autre chose à y craindre qu’un tigre, par-ci par-là, et une chaleur un peu excessive au milieu du jour. Pour mon compte, je regardais M. Jack Maldon comme un moderne Sindbad ; je me le représentai comme l’ami intime de tous les rajahs de l’Orient, assis sous un dais, et fumant des hookahs dorés, qui auraient eu un quart de lieue de long, si on les avait déroulés.

Mistress Strong chantait très-agréablement : je le savais pour l’avoir souvent entendue chanter seule ; mais soit qu’elle eût honte de chanter devant le monde, soit qu’elle ne fût pas en voix ce soir-là, elle ne put en venir à bout. Elle essaya un duo avec son cousin Maldon, mais elle ne put articuler la première note, et quand elle voulut ensuite passer à un solo, sa voix, très-pure au commencement, s’éteignit tout à coup, et elle en fut si troublée qu’elle resta devant son piano en baissant la tête sur les touches. Le bon docteur dit qu’elle avait mal aux nerfs, et il proposa, pour la soulager, une partie de cartes ; il y était, je crois, à peu près aussi fort qu’à jouer du trombone. Mais je remarquai que le Vieux-Troupier le prit à l’instant même pour son partenaire, et qu’une fois sous sa garde, la première instruction qu’il reçut fut de lui remettre tout l’argent qu’il avait dans sa poche.

Le jeu fut très-gai, grâce surtout aux innombrables méprises que fit le docteur en dépit de la vigilance des papillons, très-irrités de leur mauvais succès. Mistress Strong avait refusé de jouer, en disant qu’elle ne se sentait pas très-bien, et son cousin Maldon s’était excusé, sous prétexte qu’il avait des malles à faire. Ses malles furent apparemment bientôt faites, car il reparut presque aussitôt dans le salon pour aller s’asseoir sur le canapé à côté de sa cousine. De temps en temps seulement, elle se levait pour aller regarder le jeu du docteur, et lui donner un conseil. Elle était très-pâle en se penchant vers lui, et il me semblait que son doigt tremblait en indiquant les cartes ; mais le docteur, heureux de ses attentions, ne se doutait pas de ces petits détails.