Page:Dickens - David Copperfield, Hachette, 1894, tome 1.djvu/76

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des plats avec tant de brusquerie que j’avais la plus grande peur de l’avoir apparemment offensé. Mais je me sentis rassuré en le voyant mettre une chaise pour moi devant la table, et me dire du ton le plus affable : « Maintenant, mon petit géant, assoyez-vous. »

Je le remerciai et je m’établis devant la table ; mais il me semblait extraordinairement difficile de manier un peu adroitement mon couteau ou ma fourchette, ou d’éviter de jeter de la sauce sur moi, tant que le garçon serait là debout en face de moi, ne me quittant pas des yeux, et me faisant rougir jusqu’aux oreilles chaque fois que je le regardais. Lorsqu’il me vit entamer la seconde côtelette :

« Voilà, dit-il, une demi-pinte d’ale pour vous. La voulez-vous à présent ?

— Merci, lui dis-je, je veux bien. »

Alors il versa la bière dans un grand verre, et la mit devant la fenêtre pour m’en faire admirer la belle couleur.

« Ma foi ! dit-il, il y en a beaucoup, n’est-ce pas ?

— Il y en a beaucoup, répondis-je en souriant. »

Car j’étais charmé de le trouver si aimable. C’était un petit homme, aux yeux brillants, avec un visage rougeaud et des cheveux tout hérissés ; il avait l’air très-avenant, le poing sur la hanche, et de l’autre main il tenait en l’air le verre plein d’ale.

« II y avait bien ici un monsieur, dit-il, un gros monsieur qu’on nommait Topsawyer, peut-être le connaissez-vous ?

— Non, dis-je, je ne crois pas.

— En culotte courte et en guêtres un chapeau à larges bords, un habit gris, un cache-nez à pois, dit le garçon.

— Non, dis-je avec embarras, je n’ai pas ce plaisir.

— Il est venu ici hier, dit le garçon en regardant la bière au jour, il a demandé un verre de cette ale, il l’a voulu absolument, je lui ai dit qu’il avait tort, il l’a bue et il est tombé mort. Elle était trop forte pour lui. On ne devrait plus en donner, voilà le fait. »

J’étais épouvanté de ce terrible accident, et je lui dis que je ferais peut-être mieux de ne boire qu’un verre d’eau.

« C’est que, voyez-vous, dit le garçon tout en regardant toujours la bière à la fenêtre, et en clignant de l’œil, on n’aime pas beaucoup ici qu’on laisse ce qu’on a commandé. Ça blesse mes maîtres. Mais moi, je peux la boire si vous voulez. J’y suis habitué, et l’habitude fait tout Je ne crois pas que cela