Page:Dickens - David Copperfield, Hachette, 1894, tome 2.djvu/154

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en perdant la mère de mon enfant est devenu une maladie ; mon amour pour mon enfant, poussé jusqu’à l’oubli de tout le reste, m’a porté le dernier coup. Une fois atteint de ce mal incurable, j’ai infecté à mon tour tout ce que j’ai touché. J’ai causé le malheur de tout ce que j’aime si tendrement ; vous savez si je l’aime ! J’ai cru possible d’aimer une créature au monde à l’exclusion de toutes les autres ; j’ai cru possible d’en pleurer une qui avait quitté le monde, sans pleurer avec ceux qui pleurent. Voilà comme j’ai gâté ma vie. Je me suis dévoré le cœur dans une lâche tristesse, et il se venge en me dévorant à son tour. J’ai été égoïste dans ma douleur, égoïste dans mon amour, égoïste dans le soin avec lequel je me suis fait ma part de la douleur et de l’affection communes. Et maintenant, je ne suis plus qu’une ruine ; voyez, oh ! voyez ma misère ! Fuyez-moi ! haïssez-moi ! »

Il tomba sur une chaise et se mit à sangloter. Il n’était plus soutenu par l’exaltation de son chagrin. Uriah sortit de son coin.

« Je ne sais pas tout ce que j’ai pu faire dans ma folie, dit M. Wickfield en étendant les mains comme pour me conjurer de ne pas le condamner encore ; mais il le sait, lui qui s’est toujours tenu à mon côté pour me souffler ce que je devais faire. Vous voyez le boulet qu’il m’a mis au pied ; vous le trouvez installé dans ma maison, vous le trouvez fourré dans toutes mes affaires. Vous l’avez entendu, il n’y a qu’un moment ! Que pourrais-je vous dire de plus ?

— Vous n’avez pas besoin de rien dire de plus, vous auriez même mieux fait de ne rien dire du tout, repartit Uriah d’un air à la fois arrogant et servile. Vous ne vous seriez pas mis dans ce bel état si vous n’aviez pas tant bu ; vous vous en repentirez demain, monsieur. Si j’en ai dit moi-même un peu plus que je ne voulais peut-être, le beau malheur ! Vous voyez bien que je n’y ai pas mis d’obstination. »

La porte s’ouvrit, Agnès entra doucement, pâle comme une morte ; elle passa son bras autour du cou de son père, et lui dit avec fermeté :

« Papa, vous n’êtes pas bien, venez avec moi ! »

Il laissa tomber sa tête sur l’épaule de sa fille, comme accablé de honte, et ils sortirent ensemble. Les yeux d’Agnès rencontrèrent les miens : je vis qu’elle savait ce qui s’était passé.

« Je ne croyais pas qu’il prît la chose de travers comme