Page:Dickens - David Copperfield, Hachette, 1894, tome 2.djvu/69

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que la peur que je lui avais faite était apparemment trop forte pour qu’il pût la cacher. Pendant toute la soirée, il regardait sans cesse ma tante avec une expression de la plus pénible inquiétude, comme s’il s’attendait à la voir maigrir du coup sur place. Quand il s’en apercevait, il faisait tous ses efforts pour ne pas bouger la tête, mais il avait beau la tenir immobile et rouler les yeux comme une pagode en plâtre, cela n’arrangeait pas du tout les choses. Je le vis regarder, pendant le souper, le petit pain qui était sur la table, comme s’il ne restait plus que cela, entre nous et la famine. Lorsque ma tante insista pour qu’il mangeât comme à l’ordinaire, je m’aperçus qu’il mettait dans sa poche des morceaux de pain et de fromage, sans doute pour se ménager, dans ces épargnes, le moyen de nous rendre à l’existence quand nous serions exténués par la faim.

Ma tante, au contraire, était d’un calme qui pouvait nous servir de leçon à tous, à moi tout le premier. Elle était très-aimable pour Peggotty, excepté quand je lui donnais ce nom par mégarde, et elle avait l’air de se trouver parfaitement à son aise, malgré sa répugnance bien connue pour Londres. Elle devait prendre ma chambre, et moi coucher dans le salon pour lui servir de garde du corps. Elle insistait beaucoup sur l’avantage d’être si près de la rivière, en cas d’incendie, et je crois qu’elle trouvait véritablement quelque satisfaction dans cette circonstance rassurante.

« Non, Trot, non, mon enfant, dit ma tante quand elle me vit faire quelques préparatifs pour composer son breuvage du soir.

— Vous ne voulez rien, ma tante ?

— Pas de vin, mon enfant, de l’ale.

— Mais j’ai du vin, ma tante, et c’est toujours du vin que vous employez.

— Gardez votre vin pour le cas où il y aurait quelqu’un de malade, me dit-elle ; il ne faut pas le gaspiller, Trot. Donnez-moi de l’ale, une demi-bouteille. »

Je crus que M. Dick allait s’évanouir. Ma tante étant très-décidée dans son refus, je sortis pour aller chercher l’ale moi-même ; comme il se faisait tard, Peggotty et M. Dick saisirent cette occasion pour prendre ensemble le chemin du magasin de chandelles. Je quittai le pauvre homme au coin de la rue, et il s’éloigna, son grand cerf-volant sur le dos, portant dans ses traits la véritable image de la misère humaine.

À mon retour, je trouvai ma tante occupée à se promener