Il nous quitta là-dessus, en nous envoyant des baisers de sa grande main de squelette, avec un sourire de satyre.
Nous restâmes encore une heure ou deux à causer du bon vieux temps et de Canterbury. M. Wickfield, laissé seul avec Agnès, reprit bientôt quelque gaieté, quoique toujours en proie à un abattement dont il ne pouvait s’affranchir. Il finit pourtant par s’animer et prit plaisir à nous entendre rappeler les petite événements de notre vie passée, dont il se souvenait très-bien. Il nous dit qu’il se croyait encore à ses bons jours, en se retrouvant seul avec Agnès et moi, et qu’il voudrait bien qu’il n’y eût rien de changé. Je suis sûr qu’en voyant le visage serein de sa fille et en sentant la main qu’elle posait sur son bras, il en éprouvait un bien infini.
Ma tante, qui avait été presque tout le temps occupée avec Peggotty dans la chambre voisine, ne voulut pas nous accompagner à leur logement, mais elle insista pour que j’y allasse, et j’obéis. Nous dînâmes ensemble. Après le dîner, Agnès s’assit auprès de lui comme autrefois, et lui versa du vin. Il prit ce qu’elle lui donnait, pas davantage, comme un enfant ; et nous restâmes tous les trois assis près de la fenêtre tant qu’il fit jour. Quand la nuit vint, il s’étendit sur un canapé ; Agnès arrangea les coussins et resta penchée sur lui un moment.
Quand elle revint près de la fenêtre, il ne faisait pas assez obscur encore pour que je ne visse pas briller des larmes dans ses yeux. Je demande au ciel de ne jamais oublier l’amour constant et fidèle de ma chère Agnès à cette époque de ma vie, car, si je l’oubliais, ce serait signe que je serais bien près de ma fin, et c’est le moment où je voudrais me souvenir d’elle plus que jamais. Elle remplit mon cœur de tant de bonnes résolutions, elle fortifia si bien ma faiblesse, elle sut diriger si bien par son exemple, je ne sais comment, car elle était trop douce et trop modeste pour me donner beaucoup de conseils, l’ardeur sans but de mes vagues projets, que si j’ai fait quelque chose de bien, si je n’ai pas fait quelque chose de mal, je crois en conscience que c’est à elle que je le dois.
Et comme elle me parla de Dora, pendant que nous étions assis près de la fenêtre comme elle écouta mes éloges en y ajoutant les siens ! comme elle jeta sur la petite fée qui m’avait ensorcelé des rayons de sa pure lumière, qui la faisaient paraître encore plus innocente et plus précieuse à mes yeux ! Agnès, sœur de mon adolescence si l’avais su alors ce que j’ai su plus tard !