Page:Dickens - Dombey et fils, 1881, tome 2.djvu/217

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mais sans exprimer la moindre reconnaissance. Quand elle se fut assise, elle ôta un de ses mauvais souliers pour en secouer les cailloux et le sable, et montra son pied meurtri et ensanglanté.

Henriette poussa un cri de pitié et l’étrangère lui adressa un sourire, plein de mépris et d’incrédulité.

« Qu’est-ce qu’un pied meurtri pour une femme comme moi ? Et qu’est-ce qu’un pied meurtri chez une femme comme moi, pour une femme comme vous ?

— Entrez, dit Henriette de sa voix douce : vous allez le laver, et je vous donnerai un linge pour l’envelopper. »

La femme se cacha le visage et pleura, non comme une femme, mais comme un homme courageux, honteux de se laisser voir en flagrant délit de faiblesse. Sa poitrine se soulevait avec violence, et les efforts qu’elle faisait pour se remettre prouvaient combien les émotions étaient rares chez elle.

Elle se laissa conduire dans la maison, et pansa son pied malade, plutôt pour faire honneur à la bonté de la dame que par souci d’elle-même. Henriette plaça ensuite devant elle les restes de son frugal dîner dont elle mangea sobrement. Comme l’étrangère témoignait le désir de continuer sa route, Henriette la pria, avant de partir, de sécher ses vêtements devant le feu : ce fut encore plutôt pour reconnaître la bonté de la dame que par intérêt pour sa propre personne qu’elle s’assit devant la cheminée. Elle détacha le mouchoir qu’elle avait sur la tête : ses épais cheveux noirs, mouillés par la pluie, tombèrent sur ses épaules, et tout en regardant la flamme, elle les pressa dans ses mains, pour les sécher.

« Je suis sûre que vous vous dites, fit-elle en levant tout à coup la tête, que j’ai dû être belle autrefois. Je crois l’avoir été. Je sais que je l’ai été. Regardez ! » Elle releva ses cheveux, d’un air farouche, avec ses deux mains ; on eût dit qu’elle allait les arracher, mais elle les laissa retomber, les rejetant en arrière, comme autant de serpents qui lui faisaient horreur.

« Vous êtes peut-être étrangère dans ce pays ? demanda Henriette.

— Étrangère ! répondit-elle s’arrêtant entre chaque parole et regardant le feu. Oui, voilà dix ou douze ans, que j’y suis étrangère. Je n’avais pas d’almanach où j’étais ; ce doit être dix ou douze ans. Je ne reconnais plus ce pays. C’est bien changé, depuis que je suis partie.