Page:Dickens - Dombey et fils, 1881, tome 2.djvu/42

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craignait qu’à ce moment-là même, quelque violente tempête ne se déchaînât sur l’Océan.

Quant à Suzanne Nipper, qu’elle partageât ou non ses inquiétudes, il est vraisemblable qu’en chemin son esprit ne travailla pas beaucoup dans ce sens ; car il semblait que son attention fût tout entière à rudoyer et bousculer les gamins, sur son chemin, chaque fois qu’elle avait à fendre la foule dans la rue ; il est vrai que les gamins et Suzanne n’allaient pas bien ensemble : elle ne pouvait jamais les trouver sur son passage sans faire éclater contre cette race maudite toute son animosité.

Enfin, arrivées à la hauteur du Petit aspirant de marine, qui se trouvait en face, Florence et Suzanne attendaient le moment favorable pour traverser la rue, lorsqu’elles furent assez surprises au premier abord en voyant à la porte de l’opticien un jeune gaillard, à tête ronde, dont la grosse mine réjouie regardait le ciel : au moment où elles l’aperçurent, il enfonça tout à coup deux doigts de chaque main dans son énorme bouche et se mit, à l’aide de cet instrument naturel, à faire entendre un sifflement des plus perçants, dans le but d’appeler quelques pigeons, qu’on pouvait voir à peine dans les airs à une hauteur prodigieuse.

« Mademoiselle, c’est le fils aîné de Mme Richard ! dit Suzanne : le tourment de son existence. »

Comme Polly avait dit un mot à Florence du nouvel avenir offert à son fils et héritier, Florence était toute préparée à sa rencontre. Aussi profitant d’un moment favorable, les deux femmes traversèrent la rue, sans perdre leur temps davantage à contempler le fléau de Mme Richard. Notre chasseur d’oiseaux ne s’apercevant pas de leur arrivée, se mit à siffler avec un redoublement de vigueur et à crier dans un moment d’entraînement : Tr, rrr, rou, rou, rou, rou… tr, rrr… Ce roucoulement produisit un tel effet sur les pigeons et les troubla tellement, qu’au lieu de poursuivre leur vol vers quelque ville du Nord, comme ils semblaient d’abord en avoir formé le projet, ils commencèrent à tourner sur eux-mêmes et à descendre. À cette vue, le premier-né de Mme Richard les siffla de nouveau et s’écria encore d’une voix que le bruit de la rue ne pouvait couvrir : Tr, rrr, rou, rou, rou, tr, rrr…

Il était au beau milieu de son enthousiasme, lorsqu’il fut brusquement ramené aux choses d’ici-bas par une bourrade de miss Nipper, qui l’envoya dans le fond de la boutique.