Page:Dickens - Dombey et fils, 1881, tome 2.djvu/69

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prices, si bien qu’aujourd’hui, Jean, elle en est venue à être à charge à elle-même et aux autres.

— Pas à moi, dit son père, se mettant à la besogne. Non, pas à moi. »

Florence sentit bien qu’il disait vrai ; personne plus qu’elle n’était capable de le sentir. Elle se rapprocha de lui, elle aurait été heureuse de serrer dans les siennes ses mains calleuses et de le remercier de sa bonté pour cette misérable créature, qu’il voyait d’un autre œil que tout le monde.

« Qui donc aurait gâté ma pauvre fille, puisque gâter il y a, si je ne l’avais fait ? dit le père.

— Ah ! s’écria le voisin, c’est juste. Mais vous vous dépouillez pour lui donner. Pour elle, vous vous liez les pieds et les mains ; vous vous rendez l’existence malheureuse. Et s’en inquiète-t-elle ? Croyez-vous qu’elle s’en aperçoive, seulement ?

Le père releva la tête et siffla encore pour appeler sa fille ; Martha répondit en faisant des épaules le même geste d’impatience, mais le pauvre homme n’en demandait pas davantage : il était heureux et content !

« Voilà sa récompense, mademoiselle, dit le voisin avec un sourire qui laissait percer plus de sympathie qu’il n’en témoignait dans ses paroles ; voilà toute sa récompense ! et c’est tout ce qu’il gagne à la garder toujours près de lui, sans la perdre de vue.

— C’est qu’un jour viendra, et il approche depuis longtemps, reprit l’autre en se courbant sur sa barque ; un jour viendra où je n’aurai plus même la consolation de voir remuer un doigt de sa main, ni s’agiter un cheveu de sa tête. On ne ressuscite pas les morts. »

Florence glissa quelques pièces de monnaie près de lui sur la barque et s’éloigna, puis elle s’abandonna à ses pensées. Si elle venait à tomber malade, à dépérir comme son frère chéri, saurait-il alors lui, son père, combien elle l’avait aimé ? lui deviendrait-elle chère au moins, en ces derniers moments ? viendrait-il s’asseoir au chevet de son lit, quand elle serait affaiblie par la maladie, que sa vue pourrait à peine l’apercevoir ? la prendrait-il dans ses bras pour effacer tout le passé ? Serait-il assez indulgent alors pour lui pardonner de n’avoir pas su lui ouvrir son cœur, et pour entendre d’elle avec quelle émotion elle était sortie de la chambre cette nuit qu’elle se rappelait si bien ? Lui permettrait-il de lui avouer alors tout ce qu’elle aurait voulu lui dire, si elle en avait eu le courage,