fuyaient, se succédaient, apparaissaient, disparaissaient sans qu’il pût les distinguer. Au delà des enclos, des habitations qui se trouvaient sur la route, se déroulait un horizon immense. Au delà des images rapides qui se dressaient devant son imagination pour s’évanouir aussitôt, se déroulait un vaste tableau de terreur, de rage et d’infamie confondus. De temps en temps, le souffle du vent de la montagne arrivait du Jura, qu’on apercevait au loin, pour venir expirer dans la plaine. Quelquefois, ce grondement sourd, furieux, horrible qu’il avait déjà entendu approchait, passait, et laissait dans ses veines le froid glacé de la mort.
La lumière blafarde que les lanternes de la voiture jetaient sur les têtes des chevaux, sur le cocher environné de ténèbres, sur son manteau qui s’agitait aux vents, formait mille figures indécises en harmonie avec le vague de ses pensées. Il voyait en esprit des gens qui lui étaient connus, penchés sur leurs pupitres et leurs livres dans des attitudes qu’il n’avait pas oubliées ; puis c’étaient de singulières apparitions de l’homme qu’il fuyait ou d’Edith. Il entendait, dans le tintement des grelots et dans le bruit des roues, des mots que l’on avait prononcés ; il confondait les temps et les lieux : il croyait que la nuit dernière avait déjà un mois de date. Tantôt il perdait toute espérance de revoir sa demeure, tantôt il croyait la toucher déjà : tout autour de lui ce n’était que bruit, trouble, précipitation, obscurité et confusion, comme dans son âme. Et hop ! et hop ! clic ! clac !… la voiture court au galop le long de la route sombre, faisant lever, voler autour d’elle la boue et la poussière. Les chevaux fument, soufflent et regimbent comme s’ils étaient montés par le diable, et, dans leur course haletante, ils brûlent le pavé, franchissant dans leur frénésie triomphante la route sombre. Où courent-ils ?
Le grondement sourd qu’il a déjà entendu s’approche encore, et, quand il est là, les grelots semblent dire à son oreille : « Où courent-ils ? » Les roues aussi répètent : « Où courent-ils ? » Tous les bruits qu’il entend semblent faire la même question. Les lumières et les ombres dansent, comme des farfadets, sur les têtes des chevaux. Ils vont, ils vont toujours sans s’arrêter, sans ralentir leur course, et, dans leur farouche rapidité, ils l’entraînent sur la route sombre. Il ne pouvait s’arrêter à aucune pensée précise. Tout se confondait dans sa tête ; impossible de suivre la même idée un seul instant. Le chagrin d’avoir vu se briser le projet qui de-