Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/119

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ture de cette charmeresse elle craindrait de lui ressembler, ce qui, pour elle, serait une fin déplorable.

Voyant cette inimitié, lady Tippins fait feu de son lorgnon, et décoche une ou deux saillies juvéniles ; mais tous les traits s’émoussent sur le bonnet impénétrable, et sur l’armure ronflante de cette vieille pétrifiée.

Autre fait douloureux : les inconnus s’excitent mutuellement à une froide irrévérence. Les chameaux d’or et d’argent ne leur inspirent aucun respect ; et ils défient les seaux à glace d’un travail si délicat. Ils semblent même se réunir dans le vague sentiment que leur hôte recueillera de la fête un joli bénef, et ils agissent à peu près en habitués de taverne. Il n’y a même pas de dédommagement du côté des filles d’honneur. Ne s’intéressant que fort peu à la mariée, et pas du tout l’une à l’autre, ces adorables créatures se livrent en silence au déprisement des toilettes.

Quant au garçon d’honneur, complètement épuisé et renversé sur sa chaise, il semble profiter de l’occasion pour faire pénitence des fautes qu’il a commises. La seule différence qu’il y ait entre lui et son ami Eugène, c’est que du fond de sa chaise ce dernier semble réfléchir à toutes les fautes qu’il voudrait commettre, surtout au mal qu’il voudrait faire à tous les gens de la noce.

Les cérémonies d’usage s’oublient ou s’alanguissent ; et le magnifique gâteau que vient d’entamer la main blanche de la mariée est d’un aspect indigeste. Néanmoins, toutes les choses qu’il fallait dire et faire ont été dites et faites, y compris les bâillements, le somme profond, et le réveil inconscient de lady Tippins.

Apprêts tumultueux du voyage nuptial : les mariés s’en vont à l’Île de Wight. Au dehors l’air s’emplit de fanfares et de spectateurs, et la foule est témoin du cruel affront qu’une maligne étoile réservait au chimiste. Immobile devant la porte, afin de concourir à la pompe du départ, cet homme superbe reçoit tout à coup le plus prodigieux soufflet. C’est l’un des Tampons qui a emprunté le soulier ferré d’un gâte-sauce, et qui, la vue troublée par le champagne, le lui a lancé en pleine joue, au lieu d’en favoriser les voyageurs, comme il en avait le désir[1].

Les gens de la noce remontent dans les salons. Ils sont tous enluminés comme si, de compagnie, ils avaient gagné la scarla-

  1. Une croyance populaire veut qu’un soulier jeté à celui qui part pour un voyage, ou qui sort dans un but quelconque, porte bonheur à la personne à qui on l’adresse. (Note du traducteur.)