Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/169

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

dans une anse fleurie de la Tamise. Au bout de quelques minutes, après avoir commandé aux autres de pousser un peu en avant, de tirer un peu en arrière, etc ; il dit avec calme : « Le voilà dégagé. » Et la corde et le bateau cédèrent au moindre effort.

Ayant accepté la main que lui offrait Mortimer pour l’aider à se relever, M. l’inspecteur remit son pardessus ; puis il dit à Riderhood : « Donnez-moi les autres godilles ; je vais conduire ce bateau au prochain débarcadère. Passez devant ; et tenez-vous au large, afin que je ne m’accroche pas de nouveau. » Ses ordres furent obéis, et les deux bateaux se dirigèrent vers la rive.

« Maintenant, » dit l’inspecteur à Riderhood, quand ils furent tous les quatre sur les pierres fangeuses de l’escale, « cette besogne vous est plus familière qu’à moi ; et vous devez y être plus habile. Détachez cette corde ; nous vous aiderons à la tirer. »

Riderhood entra dans le bateau ; mais à peine eut-il regardé ce qu’il amenait, qu’il remonta l’escale en chancelant. Il était pâle comme le jour qui venait de paraître. « Seigneur ! balbutia-t-il d’une voix haletante ; i’ m’a encore floué !

— Que voulez-vous dire ? » s’écrièrent les trois autres.

Il désigna le bateau, et se laissant tomber sur les marches, afin de reprendre haleine. « C’est Gaffer ; c’est lui ; i’ m’a encore floué ! » murmura-t-il.

Laissant l’honnête homme suffoquer à son aise, les trois gentlemen saisirent la corde, et bientôt le cadavre de l’oiseau de proie, mort déjà depuis quelques heures, fut étendu sur la rive, où une nouvelle bourrasque vint l’assaillir, et lui masser les cheveux à coups de grêle.

« Père, est-ce vous qui m’appelez ? Père, je croyais vous avoir entendu… ne m’avez-vous pas appelée deux fois ? » Paroles qui, de ce côté-ci de la tombe, doivent rester sans réponse. Le vent impétueux siffle, et passe sur lui en le raillant ; il le fouette de ses habits déchirés, de ses lourds cheveux d’où l’eau ruisselle. Il cherche à le retourner, à lui exposer la figure au jour pour augmenter sa honte. Il s’adoucit, et le fouille d’une haleine curieuse ; il soulève un haillon, le laisse retomber ; se cache tout palpitant sous une autre guenille ; court dans ses cheveux et dans sa barbe ; et retrouve sa furie pour le gourmander cruellement.

« Père, est-ce vous qui m’avez appelée ? Est-ce vous qui êtes maintenant sans voix ? Est-ce vous qui êtes là, souffleté par le vent ? Père, est-ce vous, qui, la figure souillée des impuretés du rivage, avez reçu le baptême de la mort ? Pourquoi ne pas nous répondre ? Ce corps étendu dans cette fange, père, est-il bien le vôtre ? N’y a-t-il jamais eu dans votre bateau de cadavre mouillé de la