Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/180

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— Aucune, répondit Boffin.

— Puis-je vous demander si votre intention est de vendre le Bower ?

— Non, certes, jamais, jamais ; et de plus, ma vieille et moi, nous voulons le conserver tel quel, en mémoire de notre ancien maître, des chers petits qui ne sont plus, et de tout le temps que nous y avons travaillé. »

Les yeux de Rokesmith lancèrent du côté des monticules un regard tellement significatif que Boffin lui répondit :

« Quant à cela, c’est autre chose ; il est possible que je les vende ; pourtant ça me ferait de la peine d’en priver le quartier ; ce sera si plat quand il n’y aura plus rien ! Cependant je ne dis pas que je les garderai toujours, par considération pour le paysage. Mais rien ne presse ; voilà tout ce que je puis dire. Voyez-vous, Rokesmith, je ne sais pas grand’chose de ce qui s’apprend à l’école ; mais je suis savant en fait de balayures. Je peux vous estimer, à un schelling près, tous les tas qui sont là, vous donner le moyen d’en tirer le plus de profit ; et vous pouvez me croire quand je vous dis qu’ils ne perdent pas pour attendre. Viendrez-vous demain, Rokesmith ?

— Tous les jours, monsieur, et je ferai tout mon possible pour que vous entriez bientôt dans votre nouvelle maison.

— Ce n’est pas que je sois pressé, dit le bonhomme ; mais quand on paye les gens pour qu’ils se dépêchent, il vaut mieux savoir qu’ils ne flânent pas. Êtes-vous de cet avis-là ?

— Tout à fait, » répondit Rokesmith, qui salua et partit.

« Maintenant, se dit Boffin en tournant dans la cour, si je peux m’arranger avec Silas, tout marchera comme sur des roulettes. »

Naturellement l’aigrefin dominait la créature simple et droite ; l’homme cupide l’emportait sur l’homme généreux. De pareilles victoires se voient chaque jour, c’est un fait ordinaire. Mister Podsnap lui-même ne saurait le faire disparaître. Seulement, quelle en est la durée ? Ceci est autre chose. Toujours est-il que l’honnête Boffin était si bien tombé dans les filets de Silas Wegg, qu’il croyait manquer de franchise à l’égard de celui-ci en cherchant à lui être agréable. Il lui semblait, tant le rusé compère avait été habile, qu’il tramait un complot ténébreux en s’efforçant d’amener à bien ce que le madré cherchait à lui faire faire. Ainsi, tandis qu’en imagination il faisait à Wegg le meilleur des visages, il craignait de mériter qu’on ne l’accusât de lui tourner le dos. Ce fut donc au milieu des plus vives inquiétudes qu’il passa la fin de la journée, et qu’il attendit l’heure où mister Wegg s’achemina d’un pas tranquille vers la Rome impériale.