Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/210

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répondre tout de suite aux exigences du détail : histoire dans telle case, géographie dans telle autre ; mathématiques à droite, économie politique à gauche ; histoire naturelle, physique, astronomie, botanique, musique, etc., chaque objet à sa place. Cet ordre excessif communiquait à sa figure quelque chose de compassé, et l’habitude de poser des questions et d’en subir lui avait donné l’air soupçonneux d’une personne qui est à l’affût et qui redoute un guet-à-pens. Une sorte d’inquiétude, passée à l’état chronique, se peignait sur sa figure. Celle-ci révélait une intelligence naturellement lente et distraite, qui avait fait de rudes efforts pour acquérir ce qu’elle possédait, et qui, maintenant, travaillait à le conserver. Il paraissait toujours craindre qu’il ne s’égarât quelque chose de son entrepôt mental, et semblait sans cesse en faire l’inventaire pour s’assurer qu’il n’y manquait rien.

Supprimer telle quantité, pour faire place à telle autre, lui causait par dessus tout une préoccupation qui imposait à ses manières une contrainte perpétuelle. Et cependant, bien qu’étouffées sous la cendre, on surprenait chez lui assez de force et de vie ardente pour faire croire que si, à l’époque où il n’était que l’enfant d’un pauvre, le jeune Bradley avait été envoyé en mer, il ne serait pas resté le dernier homme de l’équipage. À l’égard de son humble origine, il était fier, ombrageux, susceptible et désirait qu’on l’oubliât. Peu de personnes d’ailleurs en avaient connaissance.

Dans les quelques visites qu’il avait faites à l’école dont il a été question plus haut, Bradley avait remarqué le frère de Lizzie, un enfant d’une rare intelligence, qui ferait honneur à la maison où il achèverait ses études. Peut-être se mêlait-il à ce calcul un souvenir personnel : la pensée du petit pauvre dont l’existence devait rester inconnue. Toujours est-il que, pour un motif ou pour un autre, il avait attiré chez lui le précieux élève, qui, moyennant certaines fonctions que celui-ci remplissait avec zèle, le dédommageait des frais de nourriture et de logement.

Telles étaient les circonstances, qui, le soir dont nous parlons, avaient réuni Bradley Headstone et Charles Hexam ; un soir d’automne, car six mois pleins s’étaient écoulés depuis l’époque où M. l’inspecteur avait ramené le corps de Gaffer.

Les écoles de Bradley (il en avait deux) étaient situées dans le quartier plat qui descend vers la Tamise, quartier où viennent se rejoindre le Kent et le Surrey, et dont les chemins de fer enjambent les jardins, qu’ils feront bientôt disparaître. Construites depuis peu, ces écoles ressemblaient tellement à celles dont les environs étaient semés qu’on pouvait croire que c’était