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  l’ami commun. 27

Elle croisa les mains sur l’épaule de son frère, y posa sa joue brune, et regarda le brasier d’un air pensif.

« Le soir, dit-elle, quand tu es à l’école, ce qui arrive tous les deux jours, et que notre père…

— Est aux Six-Joyeux-Portefaix, interrompit le gamin en faisant un signe de tête dans la direction de la taverne.

— Je regarde brûler le feu, poursuivit la sœur, et il me semble voir dans la braise, — tiens comme à présent, — où brille cette petite flamme.

— C’est du gaz, pas autre chose, dit le frère. Ce charbon-là vient d’une forêt, qui a été sous l’eau du temps de Noé. Regarde bien : si je prends le fourgon et que j’attise le feu…

— Non, frère ! n’y touche pas ; la petite lueur qui va et vient disparaîtrait, et c’est d’elle que je parle ; le soir, en la regardant, j’y vois comme des images.

— Montre-les-moi, dit le gamin.

— C’est que pour les voir, il faut mes yeux, Charley.

— Alors dis-moi ce qu’elles représentent.

— Il y a moi d’abord ; puis toi ensuite, à l’âge où tu n’étais qu’un bébé. Pauvre petit, qui n’avais pas de mère !

— Faut pas dire cela, interrompit le gamin, j’avais une petite sœur qui était aussi ma mère. Il lui passa les deux bras autour de la taille, et croisa les doigts pour la tenir embrassée. Tout émue, la jeune fille se mit à rire, et les yeux humides, elle reprit la parole :

« Il y a donc toi et moi, Charley. Nous sommes dans la rue tout seuls, pendant que père est à l’ouvrage. Il a emporté la clef de peur que nous ne mettions le feu, ou que tu ne viennes à tomber par la fenêtre. Nous nous asseyons sur le pas de la porte, sur les marches des autres, ou bien au bord de l’eau ; nous flânons pour passer le temps. Tu étais un peu lourd, Charley, et j’étais obligée de me reposer. Quelquefois nous avions sommeil, et nous dormions ensemble ; quelquefois nous avions peur ; et quelquefois bien faim. Mais ce qui arrivait le plus souvent, et ce qui était bien dur, c’était d’avoir froid ; te rappelles-tu, Charley ?

— Oui, je me rappelle, dit le frère en la serrant dans ses bras ; je me fourrais sous un petit châle où j’étais caché ; et là, moi, j’avais chaud.

— Quelquefois il pleut, reprit-elle en regardant toujours la braise, et nous nous mettons sous un bateau, ou bien sous autre chose. Quelquefois il est tard ; nous allons où il y a du gaz ; nous nous asseyons et nous regardons passer le monde. À la fin arrive père, qui nous ramène à la maison. Comme on s’y trouve bien, après une journée passée dans la rue ! Père me déchausse