Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/299

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« Vous m’obligez à vous dire, répliqua Bella, que je suis fâchée d’être venue, et que je ne remettrai les pieds chez vous que lorsque je serai sûre d’y trouver mon père. Il est assez généreux, lui, pour ne pas insulter mes bienfaiteurs ; assez délicat pour se rappeler l’espèce de lien qu’une position pénible a établi entre eux et moi. C’est lui que j’ai toujours préféré ; je l’aime mieux que vous tous ensemble, et ce sera lui que je préférerai toujours. » Ici Bella, ne trouvant pas de consolation dans sa délicieuse toilette, se mit à fondre en larmes.

« Ô Wilfer ! s’écria la noble Ma, en levant les yeux et en apostrophant le vide, quelle torture pour votre cœur, si vous étiez là, et que vous entendissiez diffamer en votre nom celle qui est votre épouse, la mère de vos enfants ! Mais quelle que soit l’amertume dont il juge à propos de m’abreuver, le Destin vous épargne cette épreuve. » Et mistress Wilfer se mit à fondre en larmes.

« Je déteste les Boffin, s’écria Lavvy à son tour ; je me moque pas mal d’être grondée ; je veux les appeler comme cela, les Boffin, les Boffin, les Boffin ! je les exècre ; ils ont mis Bella contre moi. Je le leur dirai en face, je le veux (ce qui n’était pas rigoureusement exact), je leur dirai qu’ils sont exécrables, odieux, infâmes, stupides ! » Et Lavinia se mit à fondre en larmes.

Tout à coup la porte de la rue se referma bruyamment, et l’on vit Rokesmith franchir la cour d’un pas rapide. « Laissez-moi aller lui ouvrir, dit mistress Wilfer en se levant avec résignation. Nous n’avons pas de salariés pour remplir cet office. D’ailleurs je n’ai rien à cacher. Si notre locataire voit sur mes joues les traces d’une émotion récente, qu’il les interprète à sa guise. »

Elle rentra quelques instants après, du pas majestueux dont elle était sortie, et fit cette proclamation d’une voix héraldique : « Mister Rokesmith est chargé d’un message pour miss Bella Wilfer. »

Le jeune homme suivit de près ces paroles, et vit naturellement que les choses allaient fort mal. Il feignit toutefois de ne pas s’en apercevoir, et s’adressant à miss Bella : « Mister Boffin, lui dit-il, avait l’intention de mettre ce petit paquet dans la voiture, et de vous prier de l’accepter par amitié pour lui. Mais vous êtes partie plus tôt qu’il ne pensait, et comme il en était désolé, je lui ai offert de réparer ce petit malheur. »

Bella prit l’objet qui lui était présenté et remercia Rokesmith.

« Nous nous sommes un peu querellées, dit-elle ; mais pas plus qu’à l’ordinaire. Vous connaissez les manières aimables que nous avons entre nous. Deux minutes plus tard vous m’auriez pas trouvée, j’allais partir. Adieu, Ma, adieu Lavvy. »