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  l’ami commun. 3

Une heure environ après le coucher du soleil, les cordes du gouvernail se tendirent, et le bateau fut dirigé vers la rive droite du fleuve. Épiant toujours la figure de son père, la jeune fille rama aussitôt dans la même direction. Tout à coup le bateau vira de bord ; il se balança comme par l’effet d’une secousse inattendue, et la partie supérieure de l’homme se pencha en dehors de la poupe.

Lizzie releva le capuchon de sa mante, se le rabattit sur le visage, et se détournant de façon à regarder en aval du fleuve, elle continua de godiller ; mais cette fois pour descendre avec le courant. Jusqu’ici le bateau n’avait fait que se maintenir à la même hauteur ; à présent sa course était rapide. La masse de plus en plus noire du pont de Londres, ses lumières, réfléchies par la Tamise, avaient été dépassées, et les rangées de navires se déployaient à droite et à gauche.

Seulement alors le père de Lizzie rentra ses épaules dans le bateau, et se lava les bras qui étaient couverts de fange. Il avait quelque chose dans la main droite : un objet qui eut également besoin d’être lavé. C’était de l’argent. Il le fit sonner une fois, souffla dessus, et le frappa doucement de la main gauche.

« C’est heureux ! dit-il d’une voix rauque. Lizzie ! »

La jeune fille se retourna en tressaillant ; elle était fort pâle, et continua de ramer en silence. Quant à lui, avec ses cheveux ébouriffés, son nez aquilin, ses yeux étincelants, il ressemblait à un oiseau de proie, excité par la chasse.

« Découvre-toi, Lizzie. »

Elle ôta son capuchon.

— Viens te mettre là, et donne-moi les godilles ; je ferai le reste de la besogne.

— Non, non, père ! je ne peux pas… vraiment… j’en serais trop près ! »

Il s’était avancé pour changer de place avec elle ; cette voix suppliante le fit se rasseoir à côté du gouvernail.

« Quel mal veux-tu que ça te fasse ? demanda-t-il.

— Aucun ; mais c’est plus fort que moi.

— Tu as pris en haine jusqu’à la vue de la rivière.

— Je… ne l’aime pas, dit-elle.

— Comme si elle n’était pas ton gagne-pain ! ton boire et ton manger ! »

À ces mots, la jeune fille tressaillit ; elle cessa de ramer pendant un instant, et parut sur le point de défaillir. Son père n’en vit rien, occupé qu’il était à regarder l’objet qu’entraînait son bateau.

« Comment peux-tu être aussi ingrate ! et pour ta meilleure amie,