Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/303

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— Aujourd’hui, je voudrais l’être pour vous, Pa.

— Tu es sûre de réussir, cher trésor. Tes frères et sœurs ont été mes compagnons, chacun à leur tour ; mais seulement jusqu’à un certain point. Ta mère a toujours été une de ces compagnes, qu’un homme quelconque aurait certainement… révérée ; et dont… il aurait dû… graver les paroles dans sa mémoire… afin de… de… de l’imiter, s’il…

— Si le modèle lui avait plu, dit Bella.

— Ou…i, fit le chérubin d’un air pensif ; ou peut-être s’il avait eu ce qu’il fallait pour cela. Suppose qu’un homme, par exemple, ait eu besoin de marcher constamment, toujours tout droit et de la même allure, ta mère devenait pour lui une compagne inappréciable. Mais qu’on ait simplement le goût de la promenade ; qu’on aime à flâner un peu, et que de temps en temps on veuille trotter, il sera très-difficile d’être au pas avec elle. Suppose encore, reprit-il après un instant de réflexion, qu’il faille traverser la vie sur un air quelconque, sur un seul, et qu’on vous ait attribué la marche funèbre de Saül. C’est un air admirable, parfaitement adapté à certaines circonstances, mais dont la mesure est difficile à garder dans le train des affaires quotidiennes. Quand on a travaillé depuis le matin, et qu’on rentre chez soi accablé de fatigue, s’il faut souper au son de cette musique sévère, ce que l’on mange vous pèse sur l’estomac. Si parfois on est d’humeur à s’égayer l’esprit en chantant une petite chanson ou en dansant une hornpipe, et que cette marche funèbre vous accompagne forcément, vos joyeux projets peuvent en être dérangés.

— Pauvre Pa ! murmura la jeune fille.

— Tandis qu’avec toi, ma belle, poursuivit le chérubin sans même songer à se plaindre, on est toujours d’accord, toujours.

— J’ai cependant bien peur d’avoir un mauvais caractère ; geignant sans cesse, et tant de caprices ! Je n’y avais jamais pensé ; mais tout à l’heure dans la voiture, quand je vous ai aperçu, pauvre Pa, je me le suis bien reproché.

— Non, chère enfant, non ; ne parle pas de cela. »

Un heureux homme que Pa dans ses habits neufs ! on le sentait à son babil. Tout bien considéré, peut-être ce jour-là était-il le plus beau qu’il eût jamais connu, sans même excepter celui où son héroïque épouse l’avait accompagné à l’autel au son de la marche funèbre.

La promenade sur la Tamise avait été délicieuse ; et la petite pièce où le dîner se trouvait servi, était un délicieux cabinet donnant sur la rivière. Le poisson, le vin, le punch étaient délicieux ; et Bella plus délicieuse que tout le reste ; mettant ce pauvre Pa en