Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/318

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— Cela m’a donc fait réfléchir, répéta missis Boffin, toute radieuse du compliment de son mari, et j’ai pensé à deux choses. Premièrement, je n’ose plus me servir du nom de John Harmon ; c’est un nom malheureux, et je me ferais des reproches si, l’ayant donné à un autre, le cher petit venait encore à mal tourner. »

Mister Boffin demanda si ce n’était pas une croyance superstitieuse, et soumit la question à son secrétaire.

« Je ne vois là, répondit celui-ci, qu’une affaire de sentiment ; le nom, comme le dit missis Boffin, a toujours été malheureux ; un triste souvenir vient encore de s’y rattacher ; il s’est effacé de nouveau ; pourquoi chercher à le faire revivre ? Puis-je demander à miss Wilfer ce qu’elle en pense ?

— Plus que personne je le trouve douloureux, dit Bella en rougissant ; il l’a du moins été pour moi jusqu’au moment où il m’a fait venir ici ; mais ce n’est pas à cela que je songe ; le pauvre enfant à qui on l’avait donné m’a témoigné tant d’affection que je serais jalouse de voir son nom porté par un autre ; ce nom m’est devenu cher, et il me semble que je n’ai pas le droit d’en disposer.

— Qu’en dites-vous ? demanda Boffin à Rokesmith.

— Je le répète, affaire de sentiment, répondit le jeune homme, et celui de miss Wilfer est d’une délicatesse toute féminine.

— Mais toi, Noddy, qu’en penses-tu ? demanda l’excellente femme.

— Ma vieille, répondit le boueur doré, je pense tout à fait comme toi.

— En ce cas, reprit missis Boffin, ne touchons plus à ce malheureux nom. Comme dit mister Rokesmith, affaire de sentiment ; mais, Seigneur ! que de choses en sont là ! Je passe à l’autre idée qui m’est venue. Quand il a été question d’adopter un orphelin, j’ai fait remarquer à Noddy combien il serait consolant de penser qu’un petit malheureux profiterait de la fortune de John, et serait protégé en souvenir de l’abandon de ce cher enfant.

— Vous l’entendez, s’écria Noddy, vous l’entendez ! C’est vrai qu’elle a dit cela ; répète-nous-le, ma vieille.

— Non ; j’ai autre chose à faire, répondit missis Boffin ; d’ailleurs tu le pensais tout comme moi. C’était donc pour qu’il y eût quelqu’un d’heureux en mémoire du cher petit ; eh bien, après le malheur qui nous est arrivé, je me suis demandé si avant tout je n’avais pas songé à m’être agréable. Sans cela pourquoi aurais-je voulu un bel enfant ? Pourquoi tenir à ce qu’il fût à mon goût ? Quand on veut faire du bien, il ne faut voir que la chose, et ne pas consulter ses caprices.