Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/347

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nous pris ensuite ? Nous avons tourné à droite en sortant de la boutique ; c’est ce que je viens de faire ; mais après ? Avons-nous suivi cette allée, ou remonté cette ruelle ? Je ne m’en souviens plus. »

Il suivit l’allée, prit la ruelle, ne reconnut pas plus l’une que l’autre, s’égara complètement, et finit par se retrouver au point de départ. « Je me rappelle qu’il y avait aux fenêtres supérieures des perches sur lesquelles séchaient des hardes ; au rez-de-chaussée un cabaret borgne ; du fond d’un passage, appartenant à cette buvette, s’échappaient le raclement d’un violon, et le piétinement des danseurs ; mais tout cela existe dans la ruelle, aussi bien que dans l’allée. En fait d’autres détails, il ne m’est resté dans l’esprit qu’un mur, une entrée sombre, un escalier, puis une chambre. »

Il changea de direction ; mais sans plus de résultat ; les murs, les entrées sombres, les escaliers, et les chambres se retrouvaient partout. Ainsi qu’il arrive à la plupart des gens égarés, il décrivait un cercle, et revenait toujours au même point. « C’est comme cela, dit-il, dans tous les récits d’évasion : la piste des fugitifs semble toujours prendre la forme du globe qui porte ces malheureux ; on dirait l’effet d’une loi secrète. »

Arrivé dans un endroit que le vent avait fait déserter, il ôta sa perruque et ses favoris d’étoupe, les cacha sous son paletot de marin, et offrit avec Julius Handford, ce gentleman disparu et vainement réclamé par les journaux, plus de ressemblance qu’il n’y en eut jamais entre deux frères. Il redevint en même temps le secrétaire de mister Boffin ; car entre John Rokesmith et Julius Handford la ressemblance n’était pas moins grande. « Rien qui puisse me conduire à la scène du crime, dit-il ; non pas que j’y tienne absolument, mais étant venu jusqu’ici j’aurais été bien aise d’en parcourir le chemin. » Renonçant alors à ses recherches, il se dirigea de manière à sortir de Limehouse, et passa près de l’Église. Il s’arrêta devant la grille du cimetière, contempla la grande tour, qui se dressait comme un spectre et bravait la tourmente. Il regarda les pierres blanches qui recouvraient les tombes, et représentaient les morts, couchés dans leurs linceuls ; puis compta les neuf heures que sonnait la cloche de l’horloge.

« C’est une situation dans laquelle bien peu de gens se sont trouvés, dit-il : regarder un cimetière par une nuit de tempête ; sentir que l’on ne tient pas plus de place parmi les vivants, que les morts qui vous entourent ; et savoir qu’on est enterré quelque part, comme ils le sont ici. Je ne m’y accoutume pas. Un esprit qui reviendrait sur la terre, et que personne ne reconnaîtrait, ne se sentirait pas plus étranger, plus seul ici-bas que je ne le