Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/350

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dock ou sur une crique, et la marée était basse. Non-seulement j’aurais pu le savoir par l’heure qu’il était alors ; mais, en attendant le café, j’écartai le rideau de la fenêtre, un rideau brun, et je vis que les lumières peu nombreuses du voisinage se reflétaient dans la vase. Radfoot avait sous le bras un sac de toile où se trouvait un habillement complet. Je n’avais pas emporté de vêtements puisque je voulais acheter un costume de matelot. « Vous êtes trempé, me dit-il (je me rappelle ces paroles comme si c’était hier), tandis que moi, sous mon waterproof, je n’ai pas un fil de mouillé. Prenez ces habits et mettez-les ; il vous vont aussi bien, si ce n’est mieux, que les hardes que vous achèterez demain. Pendant ce temps-là, j’irai presser le café et dire qu’on nous le monte brûlant. » Il revint un instant après ; j’étais vêtu de ses habits. Il était accompagné d’un nègre ayant une veste blanche, comme un chef de cuisine. Le nègre apportait le café, et le posa sur la table sans me regarder une seule fois. Tout cela est d’une vérité rigoureuse ; j’en suis certain.

« Je passe maintenant à des impressions maladives, incohérentes, mais tellement fortes que je peux compter sur leur exactitude. Seulement il y a entre elles des vides qui ne me laissent aucun souvenir et auxquels ne se rattache aucune notion du temps. À peine avais-je bu quelques gorgées de café que Radfoot me sembla prendre des proportions colossales et qu’une influence irrésistible me poussa à me jeter sur lui. La lutte eut lieu près de la porte et fut de courte durée. Il était facile de se débarrasser de moi : je frappais à l’aventure, emporté que j’étais dans un tourbillon qui me donnait le vertige et faisait jaillir des flammes qui me séparaient de mon adversaire. Enfin je tombai sans mouvement.

« Tandis que j’étais là, gisant sur le carreau, un pied me retourna ; je fus pris par la cravate et traîné dans un coin. J’entendis plusieurs voix d’hommes ; un pied me retourna encore ; je vis, étendu sur le lit un individu qui me ressemblait et qui portait mes vêtements. Un silence dont il m’est impossible d’apprécier la durée, et qui pour moi fut aussi bien d’un an que d’une semaine ou d’un jour, fut rompu tout à coup par une lutte violente que se livraient des hommes dont la chambre était pleine. Celui qui me ressemblait, et qui avait ma valise à la main, fut attaqué. On me foula aux pieds, on tomba sur moi ; j’entendis frapper avec force, et je me figurai qu’on abattait un arbre. Je n’aurais pas pu dire qui j’étais, je ne le savais pas, j’avais disparu ; mais je pensais à un bûcheron, au bruit de la cognée, et il me semblait vaguement que j’étais dans une forêt. Est-ce encore exact ? Oui, toujours, si ce n’est qu’il m’est impossible de