Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/353

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que celui-ci vient de faire a pour but de réparer le tort que son silence a causé à des innocents, et qu’il était loin de soupçonner. C’est par mister Lightwood, dont on lui a rapporté les paroles, qu’il en a eu connaissance ; et il fera tout son possible pour réparer ce dommage, ainsi que l’équité l’y oblige.

« Est-ce bien tout ce qu’il y avait à dire ? Oui, j’ai tout rappelé fidèlement, tout ce qui est arrivé jusqu’ici. Mais après ? L’avenir est plus difficile à sonder que le passé ; dire ce qu’il faudrait faire serait moins long que de raconter ce qui a été fait ; mais la tâche est plus rude. Harmon est bien mort ; faut-il le faire revivre ?

« Et pourquoi. — Pour éclairer la justice à l’égard du crime le plus odieux. Pour lui dénoncer un passage obscur, un escalier, une pièce à rideau brun, où le café est servi par un nègre ; pour rentrer dans la fortune de mon père et en acheter celle que j’aime ; car c’est plus fort que moi, je l’aime en dépit de tout raisonnement ; (Est-ce que la raison a quelque chose à voir avec cela !) Mais elle aimerait le mendiant du coin plutôt que de m’épouser pour moi-même. Quel emploi de cette fortune ! que ce serait bien digne de l’usage qui en a toujours été fait !

« Voyons la thèse contraire : pourquoi John Harmon doit-il rester dans la tombe ? Parce qu’autrement ce serait dépouiller ses vieux amis, et que si la fortune est entre leurs mains, c’est moi qui l’y ai fait tomber. Parce qu’il les voit jouir de cet argent, parce qu’ils en font bon usage, qu’ils en effacent la rouille, et le purifient de ses souillures. Parce qu’ils ont adopté Bella, et pourvoiront à son avenir ; parce qu’il y a chez Elle assez de chaleur et de sensibilité pour que ces germes se développent, et arrivent à porter des fruits durables, si elle reste dans d’heureuses conditions ; parce que la place qu’elle occupait dans le testament de mon père avait aggravé ses défauts, et que déjà elle redevient meilleure. Parce que son mariage avec John Harmon, après ce que je lui ai entendu dire à elle-même, serait un acte dérisoire, dont nous aurions mutuellement conscience ; un marché qui nous avilirait à nos propres yeux, et nous rendrait méprisables l’un pour l’autre. Parce que s’il revenait sans l’épouser, John Harmon n’en perdrait pas moins sa fortune, qui retournerait alors à ceux qui l’ont aujourd’hui.

« Mais quelle sera ta part, John Rokesmith ? Ma part est d’avoir retrouvé mes anciens amis aussi fidèles, aussi tendres que si j’étais vivant ; se faisant de ma mémoire un mobile à des actions généreuses, qu’ils accomplissent en mon nom. Quand ils auraient pu, négligeant mon souvenir, passer avidement sur ma tombe pour saisir la fortune que leur donnait ma mort, je les ai trouvés