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48 l’ami commun.  

connaissez les airs ; s’il vous plaît d’en lire ou d’en chanter quelqu’une, vous n’avez qu’à chausser vos lunettes et vous voilà parti ; ne dites pas non, je vous ai vu.

— Certainement, répondit Wegg en affirmant de la tête ; et dans ce cas, va pour littérateur.

— Je disais donc : voilà une jambe de bois à qui tout l’imprimé est ouvert. Boffin s’inclina et décrivit un arc aussi étendu que le permit la longueur de son bras ; — tout l’imprimé ouvert ! Est-ce vrai, oui ou non ?

— Très-vrai, admit Silas d’un air modeste ; je ne crois pas qu’il y ait une seule page imprimée en anglais dont je ne puisse avoir raison.

— Sur-le-champ ? dit Boffin.

— Sur-le-champ.

— Je m’en doutais ! Eh bien ! voici un homme qui n’a pas de jambe de bois, et pour qui l’imprimé est lettre close.

— Vraiment ? retourna Silas, qui grandissait à ses propres yeux. Éducation négligée.

— Né-gli-gée ! répéta le bonhomme ; le mot n’est pas assez fort. Cependant, si vous me montriez un B, je pourrais vous en faire accroire, et vous répondre que cela veut dire Boffin.

— C’est quelque chose, répliqua Wegg d’un ton encourageant.

— Un peu plus que rien ; mais pas beaucoup, reprit le brave homme.

— Peut-être insuffisant pour qui aime à s’instruire, confessa mister Wegg.

— Eh bien donc ! je suis retiré des affaires, moi et ma femme, Henerietty Boffin (son père s’appelait Hénery, sa mère avait nom Hetty ; en les rejoignant… vous comprenez). Retirés des affaires, nous vivons de nos rentes, par suite d’un héritage que nous a laissé le patron. Il est trop tard pour que je me mette à ressasser l’alphabet ; me voilà un vieux matou, et je veux en prendre à mon aise. Pourtant il me faut de la lecture ; cela me manque ; un peu d’une fière histoire, dans un beau livre tout doré ; avide comme le cortège du lord-maire (c’était splendide qu’il voulait dire, mais l’association des idées l’égarait). Je me rends à ce qui vous concerne, et vais y arriver tout à l’heure. Comment avoir ce brin de lecture ? je vous le demande. »

Le bâton du bonhomme alla heurter la poitrine de l’invalide.

— Comment l’aurai-je, Silas Wegg ? En payant un homme capable, qui viendra chez moi ; tant par heure : mettons deux pence.