Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/93

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qu’il sentît que mister Boffin le regardait. Mais ses paroles coulaient avec aisance, et le timbre de sa voix était des plus agréables.

« Si j’ajoute que la fortune ne vous a nullement gâté, nullement enorgueilli, ce qui du reste est proclamé par tout le monde, ne pensez pas, monsieur, que j’aie l’intention de vous flatter ; je le dis simplement pour excuser mon audace. »

Il a besoin d’argent, pensa Boffin ; combien va-t-il demander ?

« Dans la situation où vous êtes, poursuivit l’inconnu, vous allez sans doute changer de manière de vivre. Il est probable que vous monterez votre maison sur un pied plus important. Vous aurez alors une foule de comptes à régler, une correspondance étendue ; et si vous consentiez à me prendre comme secrétaire…

— Comme secrétaire ? s’écria le brave homme en écarquillant les yeux.

— C’est mon plus grand désir.

— Voilà qui est singulier, dit Boffin en retenant son haleine.

— Ou bien, reprit l’inconnu tout étonné de l’étonnement du bonhomme, si vous vouliez essayer de moi comme homme d’affaires, ou sous tel nom qu’il vous plaira, vous trouveriez chez votre serviteur, non moins de fidélité que de reconnaissance ; et j’ose dire que je pourrais vous être utile. Vous devez croire, monsieur, qu’avant tout, ce qui me préoccupe est la question d’argent ; c’est une erreur. Je vous servirais volontiers pendant un an ou deux avant qu’il fût parlé de salaire. Vous fixeriez vous-même l’époque où nous aurions à y penser.

— D’où venez-vous ? demanda Boffin.

— De pays éloignés, » répondit l’inconnu, dont les yeux rencontrèrent ceux du brave homme.

Celui-ci, dont les connaissances à l’égard des contrées lointaines étaient fort restreintes et d’une qualité douteuse, employa cette fois des mots élastiques.

« Venez-vous, dit-il, de quelque endroit particulier ?

— Je suis allé en beaucoup d’endroits, répliqua le gentleman.

— Et qu’y faisiez-vous ? » reprit Boffin.

Cette question ne l’avança pas davantage, car l’inconnu répondit :

« Je voyageais pour m’instruire.

— Fort bien, dit le bonhomme ; mais si ce n’est pas là une trop grande liberté, je vous demanderai sans façon comment vous gagnez votre vie ?

— Tout à l’heure, répliqua l’autre en souriant, je vous ai confié quel était mon désir. J’avais certains projets qu’il m’est