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L’AMI COMMUN.

enfants, qui, de l’intérieur de ces belles maisons la regardaient passer, pouvaient-ils s’imaginer ce que c’était que d’avoir réellement faim, réellement froid ? « Ces chers enfants ! comme ils sont joyeux ! S’ils avaient vu Johnny quand il était malade, et qu’elle le tenait dans ses bras, auraient-ils pleuré ? S’ils l’avaient vu sur son lit de mort… Ils n’auraient pas pu comprendre. Chers enfants ! soyez bénis pour l’amour du cher ange. »

De même, dans les petites rues, pour les maisons plus modestes. La lueur du foyer s’apercevait à travers les vitres, la clarté devenait plus brillante à mesure que la nuit approchait. Toute la famille se rassemblait au coin du feu. « C’était folie de trouver un peu dur que l’on fermât les volets, et qu’on lui enlevât la flamme. »

Toujours de même en face des magasins : les marchands qui prenaient le thé au fond de l’arrière boutique, pas si loin, pourtant, que l’odeur du breuvage et celle des rôties, se mêlant à l’éclat des lumières, n’arrivât dans la rue, ces marchands ne trouvaient-ils pas ce qu’ils mangeaient d’autant meilleur, ou leurs habits d’autant plus chauds, qu’ils se les étaient vendus ? »

Toujours de même en passant devant les cimetières. « Bonté divine ! la nuit, et par ce mauvais temps, il n’y a ici que moi et les morts ! Tant mieux pour les gens qui ont leur famille, et sont chaudement logés. »

La pauvre créature n’était pas jalouse du bonheur des autres, et le voyait sans amertume. Mais plus elle s’affaiblissait, plus elle sentait grandir son horreur de l’aumône. Il est vrai que, dans ses courses, la pauvre femme trouvait plus d’aliments pour cette exécration que pour son corps. Tantôt c’était le honteux spectacle d’une créature désolée, tantôt d’un misérable groupe, hommes et femmes, couverts de guenilles, ayant parmi eux des enfants pressés les uns contre les autres, comme une grappe de vermine, pour conserver un peu de chaleur et qui attendaient, et attendaient sur le pas d’une porte, pendant que l’éludeur patenté de la charité publique travaillait à se débarrasser d’eux en usant leur patience. Tantôt c’était quelques pauvres à l’air décent, comme elle, qui faisait à pied une longue route pour aller voir un parent ou un ami, déporté dans une maison de l’Union, aussi loin que la prison du comté (dont l’éloignement est ce qu’elle a de plus rude pour les gens de la campagne) ; maison triste et froide, qui, par son architecture, son régime, sa manière de soigner les malades, est un pénitencier plus redoutable que l’autre.

Quelquefois elle entendait lire un journal, et apprenait comment le greffier général de l’état civil défalquait de la somme les