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L’AMI COMMUN.


Le malheureux obéit en chancelant, et Eugène vit des larmes entre les doigts de la pauvre Jenny, dont la main couvrait toujours les yeux. Il avait pitié d’elle ; mais la part qu’il prenait à sa douleur ne lui inspirait pas autre chose que de la tristesse.

« Je vais à l’Opéra essayer mes robes, dit-elle en ricanant pour qu’on ne vît pas qu’elle avait pleuré ; mais avant que je parte il faut me montrer les talons, mister Wrayburn ; tenez-vous-le pour dit : vous n’avez pas besoin de revenir ; du temps perdu que vos visites. Vous n’obtiendrez pas de moi ce que voulez, quand vous prendriez des tenailles pour me l’arracher.

— Vous n’habillerez donc pas la poupée de ma filleule ?

— Ah ! répondit-elle en secouant le menton, je suis si entêtée ! surtout pour ce qui est de mon adresse, ou de celle de mes amies. Allons, partez et n’y songez plus. »

Son ignoble père était derrière elle, lui tendant son châle et son chapeau. Elle se retourna et l’aperçut : « Donnez-moi cela et retournez dans votre coin, vieux garnement ! Non, non, non ; je n’ai pas besoin de votre aide ; dans votre coin, vous dis-je, et tout de suite ! »

Le misérable, se frottant vaguement le dessus de la main gauche, avec le dessus tremblotant de la main droite, alla se remettre en pénitence. Quand il passa près du gentleman il essaya de lui jeter un coup d’œil, et accompagna ce regard d’un geste qui aurait été un coup de coude, si le malheureux avait pu se faire obéir de ses membres. Eugène se recula instinctivement pour échapper à cet odieux contact ; et sans y attacher plus d’importance, demanda la permission d’allumer son cigare ; puis il souhaita le bonsoir, et s’en alla.

« Maintenant, vieux prodigue, asseyez-vous, dit la petite ouvrière en agitant l’index et en hochant la tête, asseyez-vous, et ne bougez pas jusqu’à mon retour. Si vous sortez de votre coin une minute vous aurez affaire à moi ; osez-le, et vous verrez. » Elle souffla la chandelle, prit sa petite canne, fourra sa grosse clé dans sa poche, et se mit en route.

Eugène, le cigare à la bouche, suivait la même direction, mais ne vit pas la petite ouvrière qui marchait de l’autre côté de la rue. Il s’en allait en flânant, suivant son habitude, l’air pensif ou ennuyé. Arrivé à Charing-Cross il s’arrêta, promena sur la foule un regard d’une suprême indifférence, et reprenait sa flânerie quand l’objet le plus imprévu attira son attention : rien moins que l’ignoble enfant de miss Wren, lequel essayait de se décider à traverser la rue. Spectacle à la fois grotesque et douloureux que celui de cet être branlant, faisant quelques pas vers la chaussée, et reculant avec terreur dans la crainte des