Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/22

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
18
L’AMI COMMUN.

partira bientôt. Je vous en prie, encore un tour de place. Ne vous effrayez pas ; je vais me contenir, je vous le promets. »

Elle céda à cette prière ; pouvait-elle faire autrement ? Et gardant le silence, ils refirent le tour du square.

Les lumières jaillirent une à une, repoussant dans l’ombre la vieille tour de l’église qui parut s’éloigner ; puis l’homme au gaz s’en alla ; et les promeneurs se retrouvèrent seuls. Bradley continua de marcher en silence jusque’à ce qu’il fut revenu à l’endroit où il avait parlé d’abord. Il s’arrêta près du mur, et saisissant la pierre de ses doigts crispés, il reprit la parole sans cesser de regarder la dalle que sa main essayait de tordre.

« Ce que je vais vous dire, vous le savez : je vous aime. J’ignore ce que pensent les autres quand ils prononcent ce mot-là. Pour moi, il signifie que je suis sous l’influence d’une attraction effroyable, à laquelle j’ai essayé de résister, mais qui me domine complètement. Vous pouvez m’attirer dans l’eau, dans le feu, à la potence ; m’attirer vers le genre de mort qu’il vous plaira de me choisir ; m’attirer à ce que j’aurais fui avec le plus d’horreur : à tous les scandales, à toutes les hontes ! Cet abandon de moi-même, la confusion de mes pensées, qui fait que je ne suis plus bon à rien, est ce qui me faisait dire tout à l’heure que vous m’aviez perdu. Mais si votre réponse m’était favorable, si vous acceptiez ma personne et mon nom, vous pourriez, avec la même force, m’attirer vers le bien. J’ai une belle aisance et rien ne vous manquera. Ma réputation est excellente, elle protégera la vôtre. J’accomplirais ma tâche comme je peux la remplir ; et me voyant capable et respecté, recevant sous vos yeux les témoignages de l’estime de tous, peut-être seriez-vous fière de moi ; je ferais tant d’efforts pour cela ! Tout ce qui pouvait me détourner de ce mariage, je l’ai réduit à néant, et l’ai fait de tout mon cœur. Votre frère me favorise de tous ses vœux ; nous pourrions vivre ensemble, associer nos travaux ; dans tous les cas, mon influence et mon appui lui seraient assurés. Je ne sais pas ce que je pourrais dire. Ce n’est pas assez, je le sens ; mais tout ce que j’ajouterais ne ferait qu’en affaiblir l’expression. Je dirai seulement que si la sincérité a quelque poids auprès de vous, tout cela est bien vrai — effroyablement vrai. »

Le mortier qui scellait la pierre ébranlée par sa main, grêla sur le pavé en confirmation de ses paroles.

« Attendez ! je vous en supplie ; marchons un peu, cela vous donnera le temps de réfléchir, et à moi de prendre des forces. Voulez vous ? »

Elle céda encore ; ils firent un nouveau tour de place, et revenu au même endroit, il ébranla de nouveau la pierre. « Main-