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L’AMI COMMUN.

type de désintéressement ! Ainsi tout ce que je fais pour effacer le passé, pour m’ouvrir une carrière et t’élever avec moi, est détruit par tes extravagances.

— Je ne veux pas te faire de reproches, Charley ; mais tu avoueras…

— L’entendez-vous ! interrompit le frère en jetant les yeux autour de lui. Elle s’efforce de briser mon avenir, elle perd le sien, et veut bien ne pas m’adresser de reproches ; c’est heureux, vraiment ! Tu vas me dire aussi que tu n’en feras pas à mister Headstone pour être descendu de la sphère dont il est l’une des gloires, et s’être mis à tes pieds, d’où tu le repousses ?

— Non, Charley ; je te dirai ce que je lui ai dit à lui-même : que je le remercie sincèrement de ses offres généreuses. Je suis fâchée qu’il me les ait faites ; j’espère qu’il trouvera une femme plus digne de lui, et qui le rendra aussi heureux que je le désire. »

Le regard de Charley s’arrêta. En voyant la patiente petite mère qui avait protégé son enfance ; l’amie courageuse et douce qui l’avait dirigé et soutenu ; la sœur oublieuse d’elle-même qui l’avait sauvé de l’abjection et de la misère, l’écolier eut un léger remords, dont son cœur, chaque jour plus dur, fut ébranlé ; sa voix se radoucit, et prenant le bras de la jeune fille : « Voyons, dit-il, ne nous disputons pas ; soyons raisonnables ; causons tranquillement, comme on le doit entre frère et sœur. Veux-tu m’écouter, Liz ?

— Oh ! répondit-elle au milieu de ses larmes, est-ce que je ne t’écoute pas, Charley, même pour entendre des choses bien dures ?

— Je t’ai fait de la peine, je le regrette, Lizzie ; mais il ne faut pas m’exaspérer. Voyons : mister Headstone a pour toi un dévouement absolu ; il m’a dit, et dans les termes les plus forts, que du jour où nous sommes allés te voir ensemble, il n’avait pas été une seconde sans penser à toi. Miss Peecher, notre voisine, qui est maîtresse de pension, jeune et jolie, fort instruite, qui a tout pour elle, lui est très-attachée, le fait est connu ; eh bien ! il ne la regarde même pas. Or, l’affection qu’il a pour toi est très-désintéressée ; tu ne peux pas dire le contraire ; il aurait cent fois plus de bénéfices à prendre notre voisine ; qu’a-t-il à gagner en t’épousant ?

— Oh ! ciel, rien du tout.

— Cela prouve bien en sa faveur, continua Charley. Mais j’arrive au point capital : mister Headstone m’a toujours poussé ; il a beaucoup d’influence ; si j’étais son beau-frère il me favoriserait. Il est venu me trouver, et m’a dit de la façon la plus délicate : « J’espère, Hexam, qu’il vous serait agréable de me