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L’AMI COMMUN.

« Maintenant, cher Pa, dit gaiement la jolie femme, vous pouvez être tranquille ; vous voilà en sûreté. »

Mais dans les profondeurs troublées de sa conscience, le cher Pa est si loin de se croire à l’abri de toute surprise, qu’il aperçoit à chaque minute, derrière les arbres innocents du parc, de graves matrones qui l’attendent au passage ; et il voit à la fenêtre d’où les familiers du Royal Astronomer guettent les astres, un visage entouré d’une fanchon bien connue, visage qui abaisse vers lui des regards sinistres. Toutefois, les minutes s’écoulant sans que missis Wilfer apparaisse sous une forme réelle, le Chérubin finit par se rassurer, et se dirige avec appétit vers la demeure de missis Rokesmith, où le déjeuner les attend. Un petit cottage situé à deux pas, réduit modeste, mais frais et lumineux ; et sur la nappe d’un blanc de neige, le plus joli petit déjeuner. Pour le servir, une jeune fille voltigeant, çà et là, comme une brise de mai ; toute couleur de rose, et toute enrubannée ; rougissante comme si elle-même elle venait de se marier ; et proclamant la supériorité de son sexe par un émoi joyeux et vainqueur, des regards qui semblent dire : « Voilà, messieurs, où il faut que vous en veniez tous, quand il nous plaît de vous mettre au pied du mur. » Cette jeune fille est la servante de Bella, et remet à celle-ci un trousseau de clefs, gardant une foule de trésors sous forme d’épices, de conserves, de salaisons, dont l’examen se fait après le déjeuner.

« Pa, il faut goûter à toutes ces bonnes choses, pour nous porter bonheur ; n’est-ce pas, John ? » Et Pa se voit emplir la bouche de toutes sortes de provisions dont il est assez embarrassé.

Puis une charmante course en voiture ; et les voilà flânant parmi la bruyère en fleurs. Ils aperçoivent Rude-et-Bourru, le vieil invalide, qui assis par terre, les jambes de bois croisées, semble réfléchir aux vicissitudes de la vie. « Oh ! vous voilà ! quel bon cher homme vous êtes ! comment allez-vous ? »

À quoi il répond : « J’étais ce matin à votre mariage, ma beauté. Et si ce n’était pas une liberté trop grande, il lui souhaiterait beau temps et belle brise, et voudrait bien savoir à qui s’adressent ses félicitations. » Puis il remonte sur ses deux jambes de bois, se découvre, et salue galamment, en vieux marin au cœur de chêne.

Vue touchante que celle de ce vieux loup de mer, qui, tête nue au milieu des genêts d’or, ses cheveux blancs et rares flottant au vent, agite son chapeau en l’honneur de Bella, comme si elle le lançait de nouveau sur les eaux bleues.

« Vous êtes bien aimable, dit-elle ; et je suis si heureuse que je voudrais pouvoir vous rendre heureux aussi.