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L’AMI COMMUN.

développait rapidement. Au dire de John les amours et les grâces s’étaient mis à son service, et l’aidaient à rendre son intérieur le plus charmant du monde. Sa vie glissait calme et douce. Tous les jours, après un déjeuner pris de bonne heure, son mari partait pour la Cité, et ne rentrait que le soir. Il travaillait dans une maison d’articles de Chine, disait-il à Bella, qui n’en demandait pas davantage, et se représentait la chose en bloc, sous forme de riz, de thé, de vieux laque, de boîtes aux fines sculptures, de soieries d’une odeur étrange, de personnages aux yeux bridés, à longue queue tombant dans le dos, à chaussures pourvues d’une quantité de semelles, et peints sur de la porcelaine transparente.

Le matin elle conduisait John au chemin de fer ; le soir elle allait à sa rencontre ; plus réservée qu’autrefois, mais pas beaucoup, et la toilette, bien que très-simple, aussi soignée que si elle ne s’occupait pas d’autre chose. Rentrée à la maison, elle se déshabillait, remplaçait la robe de ville par un joli petit peignoir, mettait son tablier, prenait ses cheveux à deux mains, comme les actrices qui vont jouer une scène de folie, les rejetait en arrière, puis commençait le travail du jour. Et la voilà mesurant, pesant, hachant, faisant poudding ou pâté ; essuyant, nettoyant, balayant ou repassant ; coupant les fleurs fanées, pinçant, repiquant, jardinant ; cousant, raccommodant, ou rangeant ; surtout se livrant à des études profondes ; en ce sens que miss Wilfer, n’ayant jamais fait tout cela, obligeait missis Rokesmith à recourir continuellement à un certain ouvrage intitulé la Parfaite ménagère anglaise, petit volume que Bella consultait les coudes sur la table, et le front dans les mains, comme une sorcière embarrassée, méditant sur la magie noire ; car la parfaite ménagère, si bonne anglaise qu’elle puisse être de cœur et d’âme, s’exprime en un anglais fort obscur, et pourrait parfois employer le kamstchadale sans plus d’inconvénient.

« Sotte créature, que voulez-vous dire ? s’écriait alors Bella ; il faut que vous ayez bu ! » Et la parenthèse fermée, elle se replongeait dans son livre, toutes ses fossettes rivées par une attention profonde. Cette parfaite ménagère avait en outre une sécheresse impérieuse vraiment exaspérante. Prenez un four de campagne, vous disait-elle de la façon dont un général commanderait à un de ses hommes d’empoigner un insolent. Ou bien elle vous ordonnait de jeter ici ou là une poignée de quelque chose d’impossible à trouver.

« Stupide ! s’écriait Bella en fermant le livre, et en en frappant la table ; vieille sotte ! où voulez-vous que je prenne cela ? »

Une autre étude réclamait encore son attention, et faisait