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Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/319

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L’AMI COMMUN.

tête que je courbais sous ce joug infâme, mais celle de tous mes frères ; car chez les chrétiens, il n’en est pas des Israélites comme de tout autre peuple : on dit il y a de mauvais Grecs, de mauvais Turcs ; mais il y en a de bons. Tandis que parmi nous, les mauvais, qui sont faciles à trouver (ceux-là se trouvent facilement partout), sont pris comme exemples, et cités comme les meilleurs. On ne dit pas c’est un mauvais Juif ; on dit c’est un Juif, et ils sont tous pareils. En faisant ici ce que j’ai fait par gratitude, un chrétien ne déshonorerait que lui-même. Tandis que moi, je compromets les Juifs de tout pays, de toute condition ; c’est triste à dire, et c’est la vérité. Je voudrais que pas un Israélite ne l’oubliât ; — mais ai-je le droit de parler ainsi, moi qui n’y pense que d’hier ? »

Assise près de mister Riah, Jenny lui tenait la main, et le regardait d’un air rêveur.

« Je pensais donc à cela, continua le vieillard, et songeant à la scène du matin, je sentis que ce pauvre gentleman avait cru tout de suite les paroles de l’autre (vous aussi enfant), parce qu’il s’agissait d’un Juif ; c’était visible ; et je compris qu’il fallait quitter immédiatement le service de… Mais vous aviez autre chose à me demander, et je vous empêche de le faire.

— Du tout, marraine ; mon idée est maintenant de la grosseur d’une citrouille. Donc vous quittez Pubsey et Cie ; l’avez-vous prévenu ?

— Oui ; j’ai écrit au maître le soir même.

— Et qu’a répondu ce renard bien et dûment fouetté ? demanda miss Wren, qui jubilait au souvenir du poivre.

— Il prolongea ma servitude, en me forçant à lui donner le temps légal. Le délai expire demain ; et dès que j’aurais été libre, je serais allé me justifier auprès de vous.

— Mon idée est si vaste à présent, s’écria Jenny en se prenant les tempes, que ma tête ne peut plus la contenir. Il faut que vous sachiez que Petits-Yeux, ou Criant-Cuisant-Geignant est très-fâché de votre départ. Ce Bien-Fouetté vous en garde rancune, et a pensé à Lizzie. Il s’est dit en lui-même : je saurai où il l’a placée, et je publierai ce secret qui lui est cher. Peut-être, se dit-il aussi, je ferai la cour à cette jolie fille ; mais je n’en répondrais pas, tandis que je peux jurer du reste. Petits-Yeux est donc venu me trouver ; je suis allée chez lui ; et voilà comment j’ai su l’histoire : la canne en trois morceaux, ses épaules, son œil, son dos, sa figure et ses membres. Je n’ai qu’un regret, ajouta la petite ouvrière, en agitant le poing devant ses yeux avec une énergie qui la raidit des pieds à la tête, qu’un regret, celui de n’avoir pas eu de piment haché. »