Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/321

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
317
L’AMI COMMUN.

lui d’un air désorienté que remarqua la petite habilleuse. « La question est juste, dit-il ; mais il est plus aisé de la faire que d’y répondre. En attendant, je suis sûr des personnes à qui j’ai recommandé Lizzie, je connais leur obligeance, et je compte aller chez eux.

— À pied ? s’écria miss Wren.

— N’ai-je pas mon bâton ? »

C’était précisément parce qu’appuyé sur son bâton il avait l’air plus vénérable que robuste, qu’elle doutait du succès de l’entreprise.

« Savez-vous ce que vous avez de mieux à faire, marraine ? c’est de venir à la maison, reprit l’habilleuse de poupées. Il n’y a là que mon malheureux enfant ; la chambre de Lizzie est toujours libre, et vous n’y serez pas mal. »

Certain de ne déranger personne, le vieillard accepta avec joie ; et, formant un couple étrangement assorti, le pauvre Israélite et la petite habilleuse quittèrent Sainte-Mary-Axe.

En partant de chez elle, miss Wren avait bien recommandé à son ignoble enfant de ne pas bouger de la maison ; et la première chose qu’avait faite le malheureux avait été de sortir. Deux motifs le poussaient à cette désobéissance : il voulait d’abord établir le droit qu’il se présumait d’exiger gratis un trois-penn’ de rhum chez tous les débitants de liqueur ; il irait ensuite exposer ses remords à mister Wrayburn, afin de sonder le terrain et de voir le profit qu’il pourrait en tirer. La tête remplie de ces deux projets, qui, tous deux, aboutissaient à du rhum, le seul but qu’il eût en ce monde, cet être dégradé se traîna en chancelant jusqu’au marché de Covent-Garden, où il bivaqua sous une porte, et fut pris d’un accès de tremblement auquel succéda une attaque d’épilepsie.

Le marché de Covent-Garden n’était pas sur le chemin de mister Poupées ; mais il avait sur celui-ci la puissance d’attraction qu’il exerce sur toute la tribu des buveurs solitaires. C’est peut-être le mouvement nocturne qu’ils recherchent ; peut-être la présence de la bière et du gin que les charretiers et les revendeurs engloutissent ; peut-être la masse de débris de légumes, qui, piétinés par la foule et souillés de boue, ressemblent à leurs habits, et leur font prendre ce marché pour une immense garde-robe. Toujours est-il qu’on ne voit nulle part de semblables ivrognes, des femmes surtout. On rencontre là, sur les marches, au soleil du matin, de ces échantillons d’ivrognesses que l’on chercherait vainement au dehors, en courant toutes les rues de Londres. Nulle part on ne voit au grand jour de ces haillons pâles et flétris, couleur feuille de chou traînée au ruisseau ; de