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L’AMI COMMUN.

reçue à l’écluse ; puis connaissant l’ignorance de Riderhood, qui ne savait ni lire, ni écrire, il se demanda si cet homme était vraiment à craindre ; il finit par en douter, et pensa qu’il ne le reverrait jamais.

Toutefois ses tortures n’en étaient pas moins vives ; l’idée poignante qu’il ne s’était jeté dans l’abîme que pour faire à ces deux êtres un pont qui leur avait permis de se rejoindre, ne le quittait pas d’un instant. Loin de se détruire, cette idée prenait chaque jour une force nouvelle, et cette horrible situation avait amené d’autres attaques. Il n’aurait pas pu en dire le nombre ; il ne savait même pas quand cela lui arrivait ; mais il lisait sur la figure de ses élèves que ceux-ci l’avaient vu dans cet état, et craignaient de l’y voir retomber.

C’était en hiver : une légère couche de neige veloutait les barreaux des fenêtres. Debout à côté du tableau, la craie à la main, Bradley Headstone allait commencer la leçon, quand il vit ses élèves prendre un visage inquiet. Il tourna les yeux vers la porte que regardaient les enfants, aperçut un homme d’une figure repoussante, qui, un paquet sous le bras, venait d’entrer dans la classe, et reconnut Riderhood. Il se laissa tomber sur le tabouret que lui avança l’un des écoliers, sentit qu’il allait défaillir, et que sa figure se convulsait. Néanmoins l’attaque ne vint pas, il s’essuya la bouche et se releva aussitôt.

« Scusez-moi, dit Riderhood, qui se frappa le front du poing, se mit à rire, et le regarda de côté. Avec vot’ permission, gouverneur, comment qu’ s’appelle l’endrêt où j’ suis ?

— Un pensionnat, dit Bradley.

— Où c’ que la jeunesse apprend à se ben conduire ? reprit Riderhood en secouant gravement la tête. Scusez-moi, gouverneur ; qui donc qui fait la leçon dans c’ pensionnat ?

— C’est moi.

— Ah ! c’est vous le maît’, savant gouverneur.

— Oui.

— Une chose agréab’, est-ce pas, qu’d’enseigner à la jeunesse à faire ce qu’est dû, et d’ savoir qu’on sait comment qu’ vous le faites vous-même ? Scusez-moi, savant maît’, avec vot’ permission, à quoi qu’ sert c’te planche noire ?

— À écrire, ou à dessiner.

— Vraiment ! dit Riderhood ; on n’le devinerait pas. Est-ce que vous auriez l’obligeance, savant gouverneur, d’écrire vot’ nom là-dessus ? » ajouta l’éclusier d’un ton mielleux.

Bradley hésita un moment, puis écrivit son nom en toutes lettres.

« J’ suis pas savant, moi, dit Riderhood, mais j’admire beau-