Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/56

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
52
L’AMI COMMUN.

aurait demandé à brûle-pourpoint s’il était pour quelque chose dans le départ de cette fille. Pour moi, je sais mieux m’y prendre ; je me suis glissé derrière la haie, j’ai placé mon homme en pleine lumière, et l’ai abattu du coup. Il est vrai que j’avais beau jeu ; c’est peu de chose qu’un Juif pour lutter contre moi. »

Une grimace, qui voudrait être un sourire, lui tord de nouveau la figure. « Quant aux chrétiens, continue Fledgeby, ils n’ont qu’à se bien tenir, vous autres surtout qui logez à cette enseigne ; maintenant que j’y ai mis le pied, vous allez en voir de belles. Acquérir sur vous un immense pouvoir, et sans que vous vous en doutiez ; apprendre ce que vous pensez vous-mêmes, vaudrait presque l’argent qu’on y mettrait ; mais en tirer profit par-dessus le marché, voilà qui est magnifique. »

Tout en se livrant à cette apostrophe au sein du brouillard, mister Fledgeby se dépouille de ses vêtements turcs et prend un costume chrétien, après avoir fait ses ablutions quotidiennes et s’être frictionné avec la dernière pommade infaillible pour la production d’une barbe luxuriante ; car les charlatans sont, avec les usuriers, les seuls personnages dont les lumières lui paraissent dignes de foi.

Si le brouillard qui l’enveloppe resserrait son étreinte et l’enfermait pour toujours dans ses plis fuligineux, la perte ne serait point irréparable. La société le remplacerait aisément en puisant dans le stock qu’elle a sous la main.


II

TOUJOURS LE BROUILLARD


Le soir même de ce jour brumeux, lorsque les contrevents jaunes de Pubsey et Cie furent retombés sur la besogne quotidienne, le vieux Juif sortit de nouveau de Sainte-Marie-Axe. Cette fois mister Riah ne portait pas de sac, et n’avait point à s’occuper des affaires de son maître. Il franchit le pont de Londres, rentra dans le Middlessex par le pont de Westminster, et, marchant toujours à travers le brouillard, se dirigea vers la demeure de l’habilleuse de poupées.

Miss Wren l’attendait ; il put le voir par la fenêtre, à la lueur du petit feu qu’elle avait soigneusement entouré de cendre hu-