Page:Dickens - L’Abîme, 1918.djvu/94

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spectres s’asseyaient à sa table avec lui, buvaient dans son verre, et s’installaient la nuit à son chevet. S’il songeait à l’attachement de sa mère supposée, il se sentait mourir. Quand, pour se reprendre à la vie, il se retraçait l’affection dont l’entouraient dans sa maison ses subordonnés et ses serviteurs, il se disait que cette affection aussi, il l’avait volée ; il se disait qu’il avait frauduleusement acquis le droit de les rendre heureux, car ce droit était celui d’un autre ; le plaisir que cet autre y trouverait, il le lui dérobait encore comme le reste.

Peu à peu, sous cette impression terrible qui lui déchirait le cœur, son corps s’affaissa. Son pas s’alourdit, ses yeux cherchaient la terre. Il s’avouait bien qu’il n’était point coupable de l’erreur dont il recueillait injustement le profit, mais il reconnaissait en même temps son impuissance à réparer cette erreur. Les jours, les semaines, les mois s’écoulaient, et personne ne venait. Sur l’invitation des journaux, personne ne venait chez Bintrey réclamer son nom et son bien. La tête de Wilding s’égarait, et il en avait conscience. Il lui arrivait parfois que toute une heure, tout un jour s’effaçait de son esprit, comme si ce jour n’avait pas brillé à l’égal des autres. Il se disait : « Qu’ai-je fait hier ? » et ne s’en souvenait plus. Sa mémoire se perdait. Une fois elle lui échappa justement tandis qu’il dirigeait les chœurs et battait la mesure. Il ne la retrouva que longtemps après au milieu de la nuit, et il se promenait alors dans la cour de sa maison à la clarté de la lune.