Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/158

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papa et que l’on m’a fait descendre dans la petite salle à manger où ils se regardaient à travers l’ombrelle de votre maman, assis en face l’un de l’autre, comme deux taureaux furieux, que vouliez-vous que je fisse ?

— Ma chère madame Finching, répliqua Clennam, tout cela est si loin de nous et depuis si longtemps terminé, à quoi bon… ?

— Je ne puis pas, Arthur, interrompit Flora, me voir dénoncer à toute la société chinoise comme une femme sans cœur, sans chercher à me réhabiliter lorsque l’occasion se présente, et vous savez fort bien qu’il s’agissait d’un Paul et Virginie que je vous avais donné, et qu’il fallait me renvoyer par ordre maternel, ce qui fut fait sans un mot d’explication de votre part. Je ne veux pas dire que vous eussiez pu m’écrire surveillée comme je l’étais ; mais, si le livre m’était seulement revenu avec un pain à cacheter rouge sur la couverture, j’aurais deviné que cela voulait dire : « Venez à Pékin ou à Nankin, ou à l’autre ville dont j’oublie le nom ; » et j’y serais allée, coûte que coûte.

— Ma chère madame Finching, certainement vous ne méritez aucun reproche et je ne vous en ai jamais fait. Nous étions tous deux trop jeunes, trop peu indépendants et trop faibles, pour faire autre chose que d’accepter la séparation qui nous était imposée. Songez combien il s’est écoulé d’années depuis lors.

— Encore un mot, poursuivit Flora avec une volubilité intarissable, une simple explication que je voudrais encore ; pendant cinq jours, j’ai eu à force de pleurer un rhume de cerveau qui m’a tenue tout ce temps-là dans le salon sur le derrière… le salon est là, qui peut dire si je mens. Après cette triste épreuve, je repris un peu de calme, les années s’écoulèrent et M. Finching fit notre connaissance chez un ami commun. Il se montra plein de prévenance et vint nous voir le lendemain. Bientôt il commença à revenir trois fois par semaine et à envoyer de petits gâteaux pour le souper ; ce n’était pas de l’amour, c’était de l’adoration ; enfin M. Finching me fit sa déclaration avec l’approbation de papa : que vouliez vous que je fisse ?

— Pas autre chose que ce que vous avez fait, répondit Arthur avec un empressement plein de franchise. Permettez à un vieil ami de vous assurer qu’il est convaincu que vous n’avez aucun reproche à vous faire.

— Encore un mot ; c’est le dernier, continua Flora, repoussant d’un geste de la main toutes les trivialités de l’existence ; encore une explication, c’est la dernière : avant que M. Finching eût commencé à me prodiguer ses attentions, il fut un temps que vous et moi ne pouvons avoir oublié… mais toute cela est passé : apparemment que cela devait arriver. Cher monsieur Clennam, vous avez cessé de porter une chaîne dorée, vous êtes libre et j’espère que vous serez heureux… Voici papa, quel ennui ! il vient toujours mettre le nez où il n’a que faire, »

À ces mots, et avec un geste rapide d’une timidité charmante,