Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/18

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gue captivité, et pourtant vous pouvez juger encore si je ne convenais pas à Mme Baronneau beaucoup mieux que son premier mari. »

Il avait un faux air de bel homme, qu’il n’était pas, et un faux air d’homme bien élevé, qu’il n’était pas non plus. Tout cela n’était que jactance impudente ; mais dans ce cas, comme dans bien d’autres, il y a la moitié du monde qui prend volontiers une assurance fanfaronne pour argent comptant.

« Quoi qu’il en soit, Mme Baronneau me jugea digne d’elle. Ce n’est toujours pas son bon goût qui peut me faire du tort, j’espère ? »

Le regard de l’orateur étant par hasard tombé sur Jean-Baptiste au moment où il formulait cette question, le petit Italien secoua vivement la tête en signe de négation, et répéta une infinité de fois, à demi-voix, pour confirmer le raisonnement, altro, altro, altro.

« C’est là que commencèrent les difficultés de notre position. Je suis fier. La fierté peut être bonne ou mauvaise ; mais enfin je suis fier. Il est aussi dans mon caractère de vouloir être le maître ; je ne sais pas céder, il faut que je sois le maître. Malheureusement Mme Rigaud avait seule le droit de disposer de sa fortune. Telle avait été la volonté insensée de feu son premier mari. De plus, le malheur voulait encore qu’elle eût des parents. Lorsque les parents d’une femme viennent faire de l’opposition à un mari qui se pique d’être gentilhomme, qui est fier et qui veut être le maître, la paix du ménage ne peut manquer d’être compromise. Il y avait d’ailleurs un autre sujet de brouille entre nous : Mme Rigaud avait malheureusement des façons un peu vulgaires. Je cherchai à lui donner un ton plus distingué : ma femme (toujours soutenue en ceci par ses parents) s’irrita de mes efforts ; bientôt des querelles s’élevèrent entre nous ; elles furent ébruitées et exagérées par les calomnies des parents de Mme Rigaud, si bien que tout le voisinage en eut connaissance. On a dit que je traitais Mme Rigaud avec cruauté ; il est possible qu’on m’ait vu lui donner un soufflet, rien de plus ; j’ai la main légère, et si on m’a vu corriger Mme Rigaud de cette façon, on a dû voir en même temps que c’était presque histoire de rire. »

Si les gaietés habituelles de M. Rigaud ressemblaient le moins du monde au sourire qui errait en ce moment sur son visage, les parents de Mme Rigaud avaient bien le droit de dire qu’ils auraient préféré que l’orateur corrigeât sa femme pour de bon, et non pour de rire.

« Je suis sensible et brave. Je ne prétends pas qu’il y ait un grand mérite à être brave et sensible, mais tel est mon caractère. Si la parenté mâle de Mme Rigaud était venue me trouver franchement et ouvertement, j’aurais su ce que j’avais à faire. Ils s’en doutèrent bien, et c’est pour cela qu’ils aimèrent mieux comploter dans l’ombre ; il s’ensuivit une source éternelle de fréquentes et malheureuses collisions entre Mme Rigaud et moi. À chaque petite somme dont j’avais besoin pour mes dépenses personnelles, toujours une querelle nouvelle… Jugez de l’effet que cela devait pro-