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LA PETITE DORRIT


CHAPITRE II.

Compagnons de voyage.


« Ils n’ont pas recommencé aujourd’hui à hurler comme ils l’ont fait hier, monsieur, n’est-ce pas ?

— Je n’ai rien entendu.

— Alors vous pouvez être sûr qu’ils n’ont rien dit. Lorsque ces gens-là se mettent à hurler, ils hurlent de façon à se faire entendre.

— Mais je crois qu’en cela ils font à peu près comme tout le monde.

— An ! oui ; mais ces gens-là sont toujours à hurler ; c’est leur bonheur.

— Vous voulez parler des Marseillais ?

— Je veux parler des Français. Ils sont toujours à hurler. Quant à Marseille, nous savons ce que c’est que Marseille. Elle a donné naissance au chant révolutionnaire le plus incendiaire qu’on ait jamais composé. Marseille ne saurait exister sans ses allons !… marchons !… Allons, marchons n’importe où, ça leur est égal, à la victoire ou à la mort, ou au diable, ou ailleurs, »

L’orateur, qui conservait malgré tout un air de bonne humeur fort amusant à voir, regarda par-dessus le parapet, et lança dans la direction de Marseille un coup d’œil plein de mépris et de dénigrement ; puis, prenant une pose résolue en mettant ses mains dans ses poches et en faisant résonner son argent en signe de défi, il apostropha ainsi la ville, après avoir débuté par un tout petit éclat de rire :

« Allons, marchons ! ma foi ! Vous feriez mieux, il me semble, de nous laisser aller et marcher à nos affaires, au lieu de nous retenir prisonniers, sous prétexte de quarantaine !

— C’est fort ennuyeux en effet, dit l’autre ; mais nous allons sortir aujourd’hui même du lazaret.

— Nous allons en sortir aujourd’hui, répéta le premier interlocuteur, je le sais bien ; mais c’est presque une circonstance aggravante, et qui rend cette monstrueuse tyrannie plus intolérable encore ! Nous allons en sortir aujourd’hui ! mais pourquoi y sommes-nous entrés ? je vous le demande.

— La raison n’est pas bien forte, je dois l’avouer ; mais comme nous arrivons de l’Orient, et que l’Orient est la patrie de la peste….

— La peste ! répéta l’autre ; voilà justement ce dont je me plains. Je l’ai eue, la peste, continuellement, depuis le jour où je suis