Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/267

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Deux mois s’étaient à peine écoulés que déjà la cour du Cœur-Saignant était redevenue si familière avec les repas insuffisants, qu’on y avait oublié ce festin exceptionnel comme une tradition des temps jadis ; il n’y avait déjà plus rien de nouveau dans l’association que l’inscription peinte sur les montants de la porte, DOYCE ET CLENNAM ; enfin il semblait à Clennam lui-même qu’il y avait des années qu’il avait un intérêt dans la maison.

Le petit bureau réservé pour son propre usage était un vitrage situé au bout d’un long atelier peu élevé, rempli de bancs, d’étaux, d’outils, de courroies et de roues, que la machine à vapeur faisait mouvoir et tourner d’un air si furieux, qu’on eût dit qu’atteintes de la monomanie du suicide elles se donnaient pour mission de réduire toutes les affaires de la maison en poussière et de mettre la fabrique elle-même en capilotade. De grandes trappes pratiquées dans le plancher et dans le plafond pour faire communiquer l’atelier d’en haut avec celui d’en bas formaient, dans cette perspective, une sorte de puits lumineux qui rappelait à Arthur un vieux livre d’images de son enfance, où des rayons semblables étaient témoins du meurtre d’Abel. Les bruits de la fabrique étaient suffisamment éloignés et séparés du bureau de Clennam pour n’y arriver que comme un bourdonnement incessant mêlé de cliquetis et de coups périodiques. Les visages et les vêtements des travailleurs étaient noircis par la limaille de fer ou d’acier qui dansait sur chaque banc et sortait de chaque crevasse entre les planches. On arrivait dans l’atelier par un escalier en bois qui communiquait avec la cour extérieure, et servait de hangar à la grande meule sur laquelle on repassait les outils. Aux yeux de Clennam, toute la fabrique avait un air à la fois fantastique et pratique qui fut pour lui un changement agréable ; et, chaque fois qu’il levait les yeux de la première tâche qu’il s’était imposée (celle de mettre en ordre une masse de documents commerciaux), il regardait cet ensemble d’activité avec un sentiment de plaisir tout nouveau pour lui.

Un jour qu’il levait ainsi les yeux, il fut tout étonné de voir un chapeau de femme gravir péniblement les marches de l’escalier de bois ou, pour mieux dire, de l’échelle en question. Cette apparition inattendue fut suivie d’un autre chapeau féminin. Il reconnut alors que la première de ces deux coiffures se trouvait sur la tête de la tante de M. Finching et l’autre sur la tête de Flora, qui semblait avoir eu assez de peine à faire gravir à son héritage un si rude escalier.

Quoiqu’il ne fût pas précisément ravi à la vue de ces visiteurs, Clennam s’empressa d’ouvrir la porte de son bureau et de dégager les deux femmes des embarras de l’atelier : sauvetage d’autant plus nécessaire que la tante de M. Finching avait déjà trébuché sur je ne sais quel obstacle et menaçait l’invention de la vapeur avec un cabas rocailleux qu’elle tenait à la main.

« Bonté divine ! Arthur… je devrais dire M. Clennam, c’est bien plus convenable… quelle ascension pour monter jusqu’ici ! et