Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/398

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milieu d’une conversation, tandis qu’ils se promenaient près d’un cottage des Meagles, une semaine avant le mariage ; je suis un homme désappointé. Mais vous le saviez déjà ?

— D’honneur, répliqua Clennam un peu embarrassé, je ne vois pas trop que vous ayez le droit de dire cela.

— Vous oubliez que j’appartiens à un clan, ou à une clique, ou à une famille, ou à une coterie (donnez-lui le nom que vous voudrez), qui aurait pu me faire faire mon chemin de cinquante manières différentes et qui s’est mis dans la tête de ne rien faire du tout pour moi. Me voilà donc, comme vous voyez, devenu un pauvre diable d’artiste.

— Mais d’un autre côté… » commença Clennam.

Gowan l’interrompit :

« Oui, oui, je sais, j’ai le bonheur d’être aimé d’une belle et charmante fille que j’aime aussi de tout mon cœur.

— En avez-vous beaucoup ! pensa Arthur, qui ne put réprimer cette réflexion, tout en se la reprochant en lui-même.

— … Et de trouver un bon enfant de beau-père qui fait très-généreusement les choses. Néanmoins, on avait mis d’autres idées dans ma tête d’enfant lorsqu’on la peignait et qu’on la brossait à grands renforts de valets de chambre ; j’en avais conçu d’autres moi-même, lorsque je suis allé au collège et que j’ai commencé à la peigner de ma propre main. Toutes ces idées-là il faut que j’y renonce aujourd’hui… voilà ce qui fait que je suis un homme désappointé.

— La pilule n’est pourtant pas bien amère, il me semble ! dit Clennam riant tout haut cette fois.

— Non, sapristi, non, répliqua Gowan en riant. Mes nobles parents ne méritent pas qu’on regrette amèrement de n’avoir pas été patronné par eux… quoique ce soient de charmantes gens et que j’aie pour eux la plus grande affection. D’ailleurs, c’est un plaisir que de pouvoir leur prouver que je sais me passer d’eux et les envoyer à tous les diables. Et puis, tous les hommes sont plus ou moins désappointés ici-bas, d’une façon ou d’une autre, et ne peuvent pas s’empêcher de s’en ressentir… mais, malgré tout, c’est un cher, un adorable monde, et je l’aime de toute mon âme.

— C’est qu’aussi vous êtes en beau chemin !

— Un chemin aussi beau que cette rivière d’été ! s’écria l’autre avec enthousiasme. Par Jupiter ! je me sens une admiration et une ardeur toute nouvelle ! Quel bon vieux monde cela fait !… Et ma profession ! la meilleure des professions, n’est-ce pas ?

— Une carrière pleine d’intérêt et d’ambition, telle que je la conçois, répondit Clennam.

— Et pleine d’imposture aussi, reprit Gowan en riant. N’oublions pas l’imposture. J’espère que je ne pécherai point par là, mais je crains en ma qualité d’homme désabusé, de trop le laisser voir. J’ai peur de ne pas pouvoir jouer mon rôle avec toute la gravité qu’il exige. Je crois, entre nous, que je suis trop aigri pour le faire.

— Pour faire quoi ? demanda Clennam.