Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/78

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et de sa faiblesse, même lorsqu’il s’agissait de soulever ou de porter la moindre chose, ses fatigues, ses défaillances, ses larmes cachées ; elle continua ses efforts jusqu’au moment où on la regarda comme un personnage utile et même indispensable. Ce moment arriva. Elle prit la place de l’aînée des trois enfants, sans en avoir les priviléges ; elle devint le chef de cette famille tombée, dont elle portait concentrées au fond de son cœur toutes les inquiétudes et toutes les hontes.

À treize ans, elle pouvait lire et tenir des comptes ; c’est-à-dire qu’elle pouvait inscrire le nom et le prix des articles de première nécessité dont la famille avait besoin, et la somme qui lui manquait pour les acheter. De temps à autre, elle avait trouvé moyen de se rendre, par échappées de quelques semaines consécutives, à une école du soir tenue en dehors de la prison, et de faire envoyer son frère et sa sœur à d’autres pensions, où les deux enfants allèrent, par boutades irrégulières, pendant trois ou quatre années. Il n’y avait aucune espèce d’instruction pour eux à la maison ; mais la jeune fille savait bien, personne ne le savait mieux qu’elle, qu’un homme assez abattu pour être devenu le Père de la Maréchaussée ne pouvait guère servir de père à ses propres enfants.

À ces tristes moyens d’éducation, elle en ajouta un autre dont elle était l’unique inventeur. Un jour, parmi la foule hétérogène des prisonniers, apparut un maître de danse. La sœur aînée paraissait avoir une vocation pour la danse, qu’elle désirait vivement apprendre. À l’âge de treize ans, l’enfant de la Maréchaussée se présenta devant le professeur, un petit sac à la main, et formula son humble pétition.

« S’il vous plaît, monsieur, je suis née ici.

— Oh ! c’est vous qui êtes la petite demoiselle, hein ? répondit le maître de danse examinant la taille exiguë de l’enfant et son visage levé vers lui.

— Oui, monsieur.

— Et que puis-je faire pour vous ?

— Rien pour moi, monsieur, merci bien, reprit l’enfant défaisant d’un air inquiet les cordons du petit sac ; mais si vous vouliez bien pendant que vous resterez ici, donner des leçons à ma sœur… à bon marché…

— Mon enfant, je lui donnerai des leçons pour rien, » interrompit le maître de danse en refermant le sac.

Or, ce maître de danse était bien le meilleur enfant qui fût jamais arrivé de pirouette en pirouette jusqu’à la prison pour dettes, et il tint parole.

La sœur aînée montra tant de dispositions pour la chorégraphie, et les loisirs du professeur étaient si abondants (il lui fallut quelque chose comme trois mois pour balancer ses créanciers, faire un chassé croisé avec les syndics et en avant deux avec ses occupations habituelles), que l’élève fit de merveilleux progrès. Le professeur fut même si fier de ces progrès rapides et si désireux d’en