Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/97

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On voyait déjà arriver à la file des flâneurs qu’on reconnaissait facilement pour les commissionnaires, les messagers, les serviteurs hétéroclites de l’endroit. Quelques-uns avaient attendu, les pieds dans l’eau et la pluie sur la tête, le moment où ils pourraient entrer ; d’autres, qui avaient calculé leur temps avec plus d’exactitude, ne faisaient que d’arriver et entraient avec des sacs de papier d’un gris humide sortant de chez l’épicier, des pains, du beurre, des œufs, du lait et d’autres provisions du même genre. L’aspect misérable de ces serviteurs de la misère offrait un curieux spectacle ; la pauvreté de ces domestiques insolvables de gens insolvables n’était pas moins remarquable. À la foire aux chiffons on ne voyait pas des habits ou des pantalons aussi râpés, des robes ou des châles aussi fripés, des chapeaux d’homme ou de femme aussi aplatis ; nulle part on n’eût trouvé de telles chaussures, de tels parapluies, de telles cannes. Personne ne portait des vêtements qui eussent été faits pour lui ou pour elle ; tous ces gens semblaient formés de pièces et de morceaux ayant appartenu à d’autres individus sans avoir aucune existence qui leur appartînt en propre. Leur démarche même était la démarche d’une race à part. Ils avaient l’air revêche et fautif de gens condamnés à tourner éternellement des coins de rue afin de se glisser, sans être vus, chez quelque prêteur sur gages. Lorsqu’ils toussaient, ils toussaient comme des mendiants habitués à se voir oublier sur le pas des portes ou dans des passages exposés aux courants d’air, attendant des réponses à des lettres en encre jaunie qui plongent ceux qui les reçoivent dans un grand embarras mental et les laissent dans un cruel état d’indécision.

Lorsqu’ils regardèrent l’inconnu en passant, ce fut avec un regard d’emprunteur, regard affamé, perçant, qui semble demander si l’étranger ne serait pas par hasard assez niais pour leur donner une bonne petite somme, dans le cas où ils seraient assez heureux pour se glisser dans sa confiance. La mendicité enfin perçait dans leurs épaules ramassées et voûtées, dans leur démarche traînante et indécise, dans leurs vêtements boutonnés, épinglés, reprisés et étirés, dans leurs boutonnières éraillées, dans les sales petits bouts de ruban qui sortaient de çà et de là, dans leur haleine imprégnée d’alcool.

Comme ces gens passaient devant Arthur, qui ne s’était pas encore décidé à sortir de la cour, en voyant l’un d’eux se retourner pour lui offrir ses services, l’idée lui vint d’avoir encore un bout de conversation avec la petite Dorrit avant de s’éloigner. Elle était sans doute remise de son premier mouvement de surprise et pourrait causer plus tranquillement avec lui. Il demanda donc à ce membre externe de la communauté (lequel tenait deux harengs saurs à la main avec un pain et une brosse à décrotter sous le bras) quel était l’établissement le plus voisin où l’on pût se faire servir une tasse de café. Le serviteur hétéroclite des détenus lui fit une réponse encourageante et le conduisit à une taverne