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laquelle il avait demeuré durant son séjour au collège d’Éton. C’est sur cet arbre qu’avait fleuri à toujours la seule plaisanterie qu’il eût jamais faite de sa vie ; une plaisanterie, entre nous assez saugrenue, espèce de calembour par approche entre les poires d’Éton et les paires[1] parlementaires. Mais comme c’était une plaisanterie un peu âpre dont lord Décimus ne pensait pas que son auditeur pût saisir jamais tout le sel sans avoir fait au préalable une connaissance intime et suivie avec l’arbre en question, l’histoire commençait avant l’existence de cet arbre, puis elle le retrouvait en plein hiver, lui faisait traverser la succession des saisons, pousser des feuilles, porter des fleurs et produire des fruits ; elle voyait mûrir ses fruits, en un mot, cultivait l’arbre d’une façon si diligente et si minutieuse, avant de se glisser par la croisée de la chambre à coucher pour voler les poires, que bien des auditeurs bénissaient le ciel de ce que le poirier avait été planté et greffé avant l’époque où lord Décimus était venu au monde, sans quoi ils risquaient de perdre cette excellente plaisanterie. L’intérêt que les pommes avaient inspiré à l’Honneur du Barreau fut bien faible, comparé à l’émotion profonde avec laquelle il suivit les phases de ce récit, depuis le moment où lord Décimus commença, d’un ton solennel, par dire : « En parlant de poires, vous me rappelez un certain poirier… » jusqu’à la spirituelle conclusion de cette histoire : « C’est ainsi qu’à travers les nombreuses péripéties de la vie nous passons des poires d’Éton aux paires politiques. » Il s’y intéressa si vivement, qu’il fut obligé de descendre avec lord Décimus jusqu’à la salle à manger du rez-de-chaussée, et de s’asseoir auprès de lui à table, afin d’entendre la fin de l’anecdote. Après cela, l’Honneur du Barreau, certain d’avoir gagné le chef du jury, se crut le droit de dîner maintenant de bon appétit.

Le repas, d’ailleurs, était bien fait pour donner de l’appétit à qui en aurait manqué. Les plats les plus délicats, somptueusement préparés et somptueusement servis ; les fruits les plus beaux ; les vins les plus exquis ; des chefs-d’œuvre d’orfévrerie, des porcelaines et des cristaux magnifiques ; d’innombrables objets, destinés à flatter le goût, l’odorat et la vue, étaient réunis pour le plus grand plaisir des convives. Quel homme prodigieux que ce Merdle ! Quel grand homme, quel maître homme ! Quel ensemble de mérites, combien de qualités gracieuses… En un mot, quel homme riche !

Selon sa coutume, il mangea ses misérables trente-six sous de nourriture de la façon indigeste qui lui était habituelle, et demeura aussi taciturne que l’a jamais été un homme célèbre. Heureusement que lord Décimus était une de ces sublimités qui n’exigent pas qu’on leur parle, attendu qu’elles ont toujours assez à faire de

  1. En anglais, pear (poire) et pair (paire) se prononcent de la même façon. En langage politique, on nomme paire deux députés appartenant chacun aux deux camps opposés qui, au moment d’un vote, quittent ensemble, d’un commun accord, la salle des séances. (Note du traducteur.)