Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/150

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campagne. Enfin, ce n’est pas une position désagréable… et puis c’est une position. Cette nomination, on ne saurait le nier, peut passer pour une aimable attention à l’adresse de M. Merdle, et ce n’est pas non plus une mauvaise chose pour Edmond, s’il peut s’y habituer. Il n’y a pas de mal qu’il ait quelque chose à faire, et il n’y a pas de mal non plus qu’il soit payé pour le faire. Reste à savoir si cette nouvelle carrière conviendra mieux à Edmond que celle des armes. »

C’est en ces termes que s’exprimait la Poitrine, passée maîtresse dans l’art de paraître faire peu de cas de ces choses, dont elle savait si bien rehausser l’importance. Cependant, Henri Gowan, que Décimus avait laissé de côté, allait en tournée chez toutes ses connaissances depuis la porte du Peuple jusqu’au faubourg d’Albane, ayant presque (pas tout à fait cependant) la larme à l’œil, jurant que Sparkler était bien le meilleur, le plus doux, le plus inoffensif, en un mot le plus aimable des ânes qu’on eût jamais envoyés paître sur le domaine public. Il n’y avait qu’une chose au monde qui eût pu lui causer plus de joie que la nomination de ce cher ânon, c’eût été la sienne. Il ajoutait que c’était tout juste le ballot de Sparkler. Il n’y avait rien à faire, et ce cher Edmond s’en acquitterait à merveille ; il y avait de beaux appointements à toucher, et son ami les toucherait à ravir. C’était une nomination ravissante, une chose admirable. Il pardonnait presque au noble Décimus de l’avoir oublié, lui son indigne parent, tant il était heureux de voir attacher à un si bon râtelier le cher ânon, auquel il portait une si vive affection. Sa bienveillance ne s’arrêtait pas là. Il se donnait beaucoup de peine, chaque fois que l’occasion s’en présentait, pour faire ressortir devant le monde les talents de M. Sparkler, et le mettre en évidence, et, bien que les efforts de Gowan eussent pour résultat invariable d’obliger le jeune fonctionnaire à offrir dans sa personne un déplorable spectacle d’imbécillité, on ne pouvait mettre en doute les intentions amicales de l’artiste amateur.

Peut-être, cependant, l’objet de la tendresse de M. Sparkler eut-il quelques doutes à ce sujet. Mlle Fanny se trouvait maintenant dans une position assez difficile. Tout le monde savait que le fils de Mme Merdle adorait la fille aînée de M. Dorrit, quelque capricieuse qu’elle fût avec lui. Fanny était donc assez identifiée avec ce jeune gentleman pour se sentir compromise lorsqu’il se rendait plus ridicule que de coutume. Aussi, comme elle ne manquait nullement d’esprit, elle vint souvent au secours de la victime, à qui elle rendit de bons offices en déjouant les aimables tentatives de Gowan. Mais, tout en agissant ainsi, elle rougissait de l’amoureux qu’elle ne pouvait se décider à congédier ni à encourager. Troublée par la conviction qu’elle s’embourbait de plus en plus dans une position embarrassante, elle était agacée en outre par l’idée que Mme Merdle triomphait de sa détresse. Il n’est donc pas étonnant que Fanny, avec un esprit ainsi tourmenté, revint un soir d’un concert et d’un bal donnés par Mme Merdle dans un état d’agita-